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jeudi, 13 janvier 2011

La critique du marketing

L’idéologie marketing et  sa critique. (Gilles Marion, professeur  à l'unité pédagogique et de recherche Marchés et Innovation,  E.M.LYON)

On sait depuis Chandler (1977) que pour comprendre l’évolution de l’économie de marché, il convient aussi de porter attention à la main visible des managers et notamment à celle des spécialistes de la  médiation marchande que sont les marketers (Cochoy, 1999). Il s’ensuit qu’il n’est pas inutile d’étudier  les croyances partagées par les marketers, c’est-à-dire leur idéologie. Pour saisir les évolutions du  marketing en France des années 1960 aux années 1990, nous allons montrer comment cette  idéologie s’est transformée et ainsi renforcée au fil du temps.

I. Bref rappel historique

Impossible de traiter du marketing en France sans analyser comment le modèle Américain a été  importé, c’est-à-dire reçu et adapté. Au-delà d’une périodisation simpliste et imprécise en plusieurs  « ères »[i] (Marion, 1993), décrivons rapidement les conditions économiques qui ont porté le marketing.

L’ère de la société de consommation, ainsi que la diffusion de la fonction marketing et de ses  techniques, sont décalées par rapport au modèle américain. Toutefois, bien que l’émergence d’un  marché de masse ne date que du milieu des années 1950, l’importance des enjeux marketing est  reconnue dès l’entre-deux-guerres. Certaines entreprises utilisent ses techniques qui sont enseignées  notamment au CPA (Centre de préparation aux affaires), créé en 1930 (Meuleau, 1988). Au total,  « l’influence américaine […] fut très souvent accueillie favorablement mais introduite volontairement  de manière sélective » Chessel (1998, p. 213).

La croissance des années 1950 et 1960 permet la concrétisation des évolutions esquissées. Les  « Trente Glorieuses », c’est-à-dire la période 1946-1975 selon Fourastié (1979), voient s’accomplir une  progression inouïe du niveau de vie des français. La rupture décisive pour les entreprises françaises  étant l’entrée dans le Marché Commun, en 1957. Au cours de ces années les agences de publicité et  les sociétés de conseils en études de marché accélèrent la promotion du marketing. L’IFOP avait été  créée en 1938 sur le modèle de l’institut américain Gallup. L’ETMAR fut l’une des premières sociétés  d’études de marché créées après guerre (1948). Le premier panel français de consommateurs,  STAFCO, fut créé en 1953. L’Association pour le Développement des Techniques de Marketing  (ADETEM) est fondée en 1954. La revue Entreprise consacre, dès l’année de sa création (1953), plus  de la moitié de ses articles aux méthodes des entreprises américaines. La moitié des livres consacrés  au marketing et aux études de marché publiés entre 1944 et 1959 furent soient des traductions  d’ouvrages américains, soit des témoignages issus d’une expérience américaine. Le contenu de  l’autre moitié étant plus ou moins influencé par le modèle américain (Meuleau 1988). Dès lors, à partir  de la fin des années 1950 de nombreuses entreprises françaises considèrent le marketing comme un  outil important et proposent alors un grand nombre d’opportunités aux marketers pour accéder à des  postes de responsabilités.                                              

II. Un cadre d’analyse

Le marketing est toujours insuffisamment défini par ses techniques, ses procédures, son organisation  ou sa résonance socioculturelle. Pour clarifier cette question, distinguons ici trois niveaux de  description

1) Le marketing est d’abord un ensemble de pratiques dans les entreprises et les marchés,  notamment décrites par les historiens : Chandler (1977), Fullerton (1988), Tedlow (1990), aux États  Unis ; Meuleau (1988), et Chessel (1998), en France. La fonction marketing apparaît dans les grandes entreprises américaines au début du XXe siècle. Ses principaux métiers (publicitaire, chef de produit,  responsable d’étude), se diffusent largement aux États Unis, puis en Europe et donc en France, au  cours des années 1950 et 1960 (Low et Fullerton, 1994).

2) Le marketing est aussi une inscription de ces pratiques dans des règles afin de constituer  une discipline du marché permettant aux marketers d’agir. Les principaux outils (stratégie de marque,  différenciation, segmentation, publicité), apparaissent entre 1880 et 1930. La discipline du marketing  est codifiée et rationalisée entre 1920 et 1960 (Bartels, 1976), afin d’être enseignée aux générations  d’étudiants qui se succéderont dans les  Business Schools  du monde entier comme en France au  cours de la seconde moitié du siècle. Cette théorisation proposée par les manuels de  marketing  management a permis la professionnalisation des  marketers et des enseignants de marketing  (Cochoy, 1999).

3) Le marketing est une idéologie, c’est-à-dire un ensemble de croyances et de représentations sociales partagées par les marketers et les divers acteurs du marché :consommateurs, distributeurs, publicitaires, consultants, professeurs et étudiants. Si le marketer est  un salarié de la grande entreprise, comment peut-elle s’attacher cet acteur si nécessaire à l’atteinte de  ses objectifs ? Répondre en termes de salaire n’explique que peu de chose. Il faut en effet encore  expliquer pourquoi un individu choisit tel ou tel métier ? Comme tout salarié, le marketer a besoin de  bonnes raisons pour s’engager dans son travail et s’impliquer dans l’entreprise. Des raisons fondées  sur des représentations collectives et des croyances susceptibles de lui fournir des justifications. Loin  de définir l’idéologie comme une "fausse conscience" ou un leurre, c’est-à-dire une sorte  d’incompréhension des circonstances de la vie ordinaire, nous considérons que la fonction de  l’idéologie est moins de promouvoir un intérêt spécifique ou de masquer des rapports de force que de  fournir des repères à l’action des personnes plongées dans un monde complexe et confus (Boltanski  et Chiapello, 1999, pp. 35-46).

Pour restituer l’évolution de l’idéologie marketing, c’est-à-dire une certaine manière de concevoir  l’échange économique, ses objectifs et ses moyens, nous allons repérer les critiques qui lui ont été  adressées et les réponses qu’elle s’est efforcée d’apporter. Nous montrerons comment la contreculture des années 1960 (Morin, 1962) est entrée en symbiose avec l’extension des processus de  mise en marché et en quoi cette évolution est redevable au  marketer ? Nous conclurons sur les  épreuves actuelles de l’idéologie marketing et de la critique, puis nous proposerons une hypothèse de  généralisation de notre analyse.

III. Les fondements de l’idéologie marketing

Au début des années 1960, les marketers, les publicitaires et les consultants en marketing français  intensifient leur recherche de justifications pour leurs pratiques, notamment dans les manuels de  marketing américains. Que trouvent-ils ?

1. Les justifications issues de la science économique

En dépit des efforts récurrents du marketing pour se singulariser, cette discipline puise d’abord ses  justifications dans le courant dominant de la science économique. L’économie comme le marketing se  préoccupent du fonctionnement du marché puisque celui-ci est le mode de coordination dominant de  l’économie contemporaine.

Pour se construire, le marketing retient d’abord de cet héritage que tout ce qui est bénéfique pour  l’individu l’est pour la société : le critère ultime du bien-être social c’est le progrès matériel individuel  incessant. Il retient ensuite que le seul critère du bien commun est l’accroissement global de  richesses, quel qu’en soit le bénéficiaire. Il s’ensuit que la santé des entreprises d’un pays, mesurée  par leur niveau d’activité et de croissance et/ou leur taux de profit, est un bon critère de la mesure du  bien-être collectif. Les marketers français disposent ainsi d’une première légitimation de leurs  pratiques au sein de la grande entreprise capitaliste.

La science économique fournit aussi un autre résultat : la concurrence, même si elle n’est pas pure et  parfaite, est le moyen le plus sûr pour que le client bénéficie du meilleur produit au moindre coût. L’entreprise privée concurrentielle est jugée plus efficace et efficiente dans la mesure où, pour  parvenir à ses fins, elle doit satisfaire le consommateur. Il faut donc protéger la propriété privée et la  liberté d’entreprendre afin de préserver le système de la concurrence ou le risque de concurrence  (Schumpeter, 1947).

De plus, pour les tenants du libéralisme économique, la liberté dans les arrangements économiques  est une condition indispensable pour la réalisation de la liberté politique (Friedman, 1962). La  privatisation, puis la mise en marché, de tous les biens et services constituent, économiquement et  socialement, la meilleure solution puisqu’elles réduisent le gaspillage des ressources et obligent les  fournisseurs à aller au-devant des attentes des clients. Pour les marketers, une telle solution doit se  généraliser par l’extension de la régulation par les marchés et donc la transformation de tous les  acteurs sociaux en consommateur : le patient, l’élève, l’usager, l’amateur d’art, le donateur à des  œuvres caritatives, voire le citoyen, sont tous potentiellement des consommateurs (Kotler & Levy,  1969).  Au total, trois piliers de l’entreprise capitaliste : progrès matériel, efficacité et efficience dans la  satisfaction des besoins, organisation sociale favorable à l’exercice des libertés économiques et  politiques, constituent les fondements de l’idéologie marketing (Boltanski et Chiapello, 1999).

2. Les justifications propres au marketing management

Toutefois, ces justifications très générales ne semblent pas suffisantes au marketer pour faire face  aux critiques qui lui sont adressées personnellement lors d’une controverse locale. Principalement  parce qu’il demeure ambivalent vis-à-vis de la concurrence. D’un côté, la concurrence fournit une  justification de son rôle au sein de l’entreprise, puisque c’est lui qui pilote les adaptations au continuel  déplacement des préférences du consommateur. D’un autre, le marketer déplore les pressions  constantes qui font de ses actions de simples réactions au jeu concurrentiel. Tout marketer veut  préserver la figure du consommateur souverain - le client Roi - (Gomez, 1994), dont les besoins et les  désirs constituent une sphère indépendante de toute autorité extérieure : l’État, le monopole ou le  publicitaire « manipulateur ». Il sait que les rentes liées à la possession d’un brevet ou d’une marque,  d’un secret de fabrication, d’un savoir-faire, d’une innovation organisationnelle, sont provisoires. Mais,  en même temps, il cherche à créer des préférences pour sa marque au moyen de la différenciation  des produits et de la publicité. Il s’efforce de donner à sa marque une position distinctive dans un  segment de marché, voire de lui faire détenir un quasi-monopole au sein d’une "niche". La raison  d’être du marketer dans l’entreprise demeure la concurrence et l’économie de marché, mais il apparaît  comme une figure double : celle de l’entrepreneur qui génère des innovations en inventant de  nouvelles règles du jeu et celle du gestionnaire qui optimise les solutions au sein de règles données  notamment par l’évitement de la concurrence.

Par position, le marketer est une cible privilégiée de la critique et lui prête une oreille attentive. Il doit  faire face non seulement à celle des acteurs du marché (consommateurs, distributeurs, prescripteurs,  journalistes, etc.), mais aussi à celle des autres coalitions de l’entreprises (ingénieurs de recherche et  développement ou vendeurs), et à celle de ses subordonnés. Il a l’expérience d’autres sphères  sociales (attachement familial, solidarité civique, pratique religieuse, vie intellectuelle), et doit donc  aussi faire face à la critique de son entourage (conjoint, enfants, famille, amis). Dès lors, le marketer,  et notamment le (la) débutant(e), a besoin de justifications pour répondre à la critique et s’expliquer  face aux autres. Pour que l’idéologie marketing soit utile à son action quotidienne, et à celle de ceux qu’il doit sensibiliser ou convaincre, il faut qu’elle se présente sous des formes discursives édifiantes  afin d’être partagée. Un discours qui stimule l’imagination face aux situations concrètes de la vie  professionnelle, un discours qui mélange convenablement des préceptes généraux et des exemples  excitants sous forme de cas pédagogiques. Bref, il faut le discours du marketing management  proposé par de nombreux manuels américains.

Un tel discours s’est efforcé d’éliminer les ambiguïtés vis-à-vis de la maximisation des profits. Selon  Drucker (1954), tant que le salarié considérera que le but de l’entreprise est de réaliser du profit, il  verra une divergence entre ses intérêts et ceux de l’entreprise. Par contre, s’il est persuadé que le but  de l’entreprise est de créer et conserver une clientèle, il y aura harmonie au lieu de conflit. Le  marketing et l’innovation étant, selon Drucker, les deux ingrédients indispensables pour créer une  clientèle, il s’ensuit que le marketer doit considérer le profit comme une sorte de « mal nécessaire » : non pas la cause ou la raison d’être de l’entreprise, mais la preuve de sa viabilité économique. Le  marketing management veut susciter l’enthousiasme moderniste en faveur d’organisations  performantes soucieuses de bien-être social et non strictement en faveur du profit. Parce que des  entreprises plus efficaces serviront mieux le progrès économique et social, la diffusion du marketing  dans les entreprises est évoquée comme un progrès quasi inéluctable (Keith, 1960). Les réussites  des multinationales américaines servent d’illustrations emblématiques du futur, tandis que sont  pointés les secteurs retardataires : chemins de fer, matières premières… (Levitt, 1960), et les  résistances rétrogrades (l’orientation production). Solidaire du monde libre et de la démocratie dans  une période de guerre froide, il est alors particulièrement légitime. L’attractivité de la fonction  marketing est ainsi doublement assurée : 

1) par l’autonomie qui est proposée au marketer et notamment au chef de produit – une sorte de "petit patron" de sa marque - dans le cadre d’une relative décentralisation des décisions et,

2) par l’association de cette liberté à une autre libération : la satisfaction du consommateur, voire du citoyen.

Récapitulons, l’entreprise des années 1960 a besoin du marketer et celui-ci a besoin de bonnes raisons pour faire son travail. Le discours du marketing management lui fournit des raisons  acceptables de s’engager pour lui. D’autant plus que ce discours reste fidèle à l’un des fondements  idéologiques du marketing : la liberté de choix, y compris pour ceux qui le pratiquent. Il alimente le  marketer de motifs suffisamment excitants pour valoir qu’on choisisse cette profession plutôt qu’une  autre et il fournit aussi des justifications fondées sur l’intérêt général pour répondre aux critiques. Le  marketing management est une traduction, en termes concrets et illustrés, des thèmes majeurs du  principal courant de la science économique. Il fournit non seulement des solutions à des problèmes  concrets mais aussi du « prêt à penser » pour le marketer en quête de justifications pour ses pratiques.

 

 



[i] Cette périodisation décrit trois phases (l’orientation production, l’orientation vente et l’orientation marketing) dont la dernière  constitue l’aboutissement d’un processus irréversible et d’un pseudo progrès : la « révolution marketing ».

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jeudi, 29 juillet 2010

Les images, les mots et les formules

En étudiant l'imagination des foules, nous avons vu qu'elle est impressionnée surtout par des images. Ces images, on n'en dispose pas toujours, mais il est possible de les évoquer par l'emploi judicieux des mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la magie. Ils font naître dans l'âme des foules les plus formidables tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide beaucoup plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des hommes victimes de la puissance des mots et des formules.

 

La puissance des mots est liée aux images qu'ils évoquent et tout à fait indépen­dante de leur signification réelle. Ce sont parfois ceux dont le sens est le plus mal défini qui possèdent le plus d'action. Tels? par exemple, les termes : démocratie, socia­lisme égalité, liberté, etc., dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à le préciser. Et pourtant il est certain qu'une puissance vraiment magique s'atta­che leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la solution de tous les problèmes. Ils synthétisent les aspirations inconscientes les plus diverses et l'espoir de leur réalisation.

 

La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots et certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les foules  ; et, dès qu'ils ont été prononcés, les visages deviennent respectueux et les fronts s'inclinent. Beaucoup les considèrent comme des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent dans les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui les estompe augmente leur mystérieuse puissance. On peut les comparer à ces divinités redou­tables cachées derrière le tabernacle et dont le dévot ne s’approche qu'en tremblant.

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vendredi, 09 juillet 2010

Le public moderne et la photographie.

 Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : « Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu. » Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. » A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D’étranges abominations se produisirent. En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de vouloir bien continuer, pour le temps nécessaire à l’opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne. Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à bon marché, de répandre dans le peuple le goût de l’histoire et de la peinture, commettant ainsi un double sacrilège et insultant à la fois la divine peinture et l’art sublime du comédien. Peu de temps après, des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. L’amour de l’obscénité, qui est aussi vivace dans le cœur naturel de l’homme que l’amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire. Et qu’on ne dise pas que les enfants qui reviennent de l’école prenaient seuls plaisir à ces sottises ; elles furent l’engouement du monde. J’ai entendu une belle dame, une dame du beau monde, non pas du mien, répondre à ceux qui lui cachaient discrètement de pareilles images, se chargeant ainsi d’avoir de la pudeur pour elle : « Donnez toujours ; il n’y a rien de trop fort pour moi. » Je jure que j’ai entendu cela ; mais qui me croira ? « Vous voyez bien que ce sont de grandes dames ! » dit Alexandre Dumas. « Il y en a de plus grandes encore ! » dit Cazotte.

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lundi, 14 juin 2010

Sur le bourrage de crâne

Le développement des medias de masse après la première guerre mondiale a vu naître un mouvement de suspicion à leur égard qui, dans tous les pays, a pris des formes variées. L’idée partout récurrente étant que la diffusion de l’information par les médias de masse pouvait avoir une fonction d’embrigadement des foules, de conditionnement des individus, de propagande idéologique.

La presse française, soumise aux Etats-Majors, a été dénoncée dès 1915 par des pacifistes ou des poilus qui ont fondé des journaux pour dénoncer « le bourrage de crâne » : Le Canard Enchaîné fondé en septembre 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal, et le Crapouillot de Jean Galtier Boissière, fondé en août 1916. Voici ce qu’il en dit dans ses Mémoires :

« La plupart des journaux du front se donnaient pour mission de distraire les poilus d’un régiment ; la rédaction et l’illustration étaient du cru et exprimaient l’esprit particulier d’une unité en faisant un sort aux bons mots du colonel et aux facéties du capitaine adjudant-major. Lorsque je fondai Le Crapouillot, mon dessein fut autre ; ma feuille poilue eut tout de suite une tendance marquée au débourrage de crâne, en réponse aux rodomontades des journaux de l’arrière qui exaspéraient les hommes de première ligne ; de plus, elle entendait s’adresser aussi bien aux immobilisés de l’arrière qu’aux soldats et était décidée à chercher ses collaborateurs non point seulement dans le cadre du régiment, mais parmi tous les écrivains ou artistes combattants afin de donner, en face de la convention et du mensonge, une image réaliste et authentique de la guerre. »

Voici un extrait d’une des chroniques de Jean Galtier-Boissière, Quand la Grande Muette parlera, qui met en lumière le divorce entre l’événement vécu par les soldats et la communication qui en est faite à l’arrière :

« Et tandis que les bonshommes, couverts de boue, éclaboussés de sang, gravissent péniblement leur indescriptible calvaire, la « grande guerre » à l’arrière est traduite en livres, en articles, en dessins, en films, en chansons. Une horde d’industriels de la pensée et de l’image se sont jetés sur la grande catastrophe comme des mouches sur une charogne. A de rares exceptions près, ceux qui font la guerre ne sont pas ceux qui la racontent. A l’arrière, chaque profiteur a son filon, sa boutique, où il détaille, à tant la  ligne, le dessin où la scène, l’héroïsme des autres ; et les civils ne peuvent apercevoir le grand drame qu’à travers les verres de couleur de ces charlatans qui vivent de la guerre, tandis que les autres en meurent.

Au cinéma, le permissionnaire contemple avec stupéfaction des sections de figurants enthousiastes, qui franchissent de terribles barrages de pétards à un sou et montrent aux gogos de l’arrière comment on meurt sur le front, le sourire aux lèvres et la main sur le cœur, tandis que l’orchestre susurre La Valse Bleue. Dans les beuglants, de faux poilus affirment, convaincus, qu’il ne faut pas s’en faire et qu’ils ne passeront pas, tandis que les dondons aux florissants appas célèbrent l’éternelle bonne humeur des « chers poilus » en exhibant leurs mollets pour faire tenir jusqu’aux bouts les vieux messieurs de l’orchestre.

Les feuilles humoristiques perpétuent la légende du poilu rigolo et s’acharnent sur les lâches Boches qui ne s’interrompent de couper les mains des petites filles que pour lever les leurs en l’air. Quant aux grands journaux dits d’information, leurs colonnes sont bourrées d’enthousiastes récits de combat et de ces ineptes bons mots de poilus, composés à la grosse par des spécialistes qui adis faisaient pour le même prix les mots de Forain ou de Tristan Bernard.

Mais ce qui déconcerte le plus les soldats, c’est de voir que l’élite des intellectuels n’a pas su s’élever au-dessus du patriotisme de cinéma et fait chorus avec les vils professionnels du bourrage de crâne. »

Mémoires d’un Parisien, I, La table ronde, 1960

 

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sur ce site, photos de guerre 14-18

dimanche, 23 mai 2010

Platon, sur l'écriture

Socrate – J’ai donc oui dire qu’il existait près de Naucratis, en Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu’à ce dieu les Égyptiens consacrèrent l’oiseau qu’ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Thoth. C’est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul, la géométrie, l’astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l’écriture. Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il habitait la grande ville de la Haute-Égypte que les Grecs appellent Thèbes l’égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Thoth vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu’il avait inventés, et il lui dit qu’il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le renseigna ; et, selon qu’il les jugeait être un bien ou un mal, le roi approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Thoth beaucoup d’observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l’écriture: « Roi, lui dit Thoth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »
Et le roi répondit :

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le dieu Thoth

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samedi, 15 mai 2010

Le message, c'est le médium

Pour comprendre les médias.

Extrait de l’introduction à la deuxième édition de Pour comprendre les médias Marshall Mc Luhan (Points Essais, Paris, 1997) pages 13, 14 & 15.

 

[...] «Le message, c’est le médium», cela signifie, à l’âge électronique, qu’un milieu totalement nouveau a été créé. Le «contenu» de ce milieu nouveau, c’est l’ancien milieu machiniste de l’âge industriel. Le nouveau milieu refaçonne l’ancien aussi radicalement que la télévision refaçonne le cinéma. Le contenu de la télévision, en effet, c’est le cinéma. La télévision nous pénètre de toutes parts et elle est imperceptible, comme tous les milieux. Nous ne prenons conscience que de leur «contenu», ou du milieu antérieur.

Lors de son apparition, la production mécanique a créé petit à petit un milieu dont le contenu était le milieu antérieur de la vie, des arts et des métiers agricoles. Et le nouveau milieu machiniste a fait de l’ancien milieu une forme d’art. La machine a transformé la Nature en forme d’art. Pour la première fois, à ce moment, les hommes ont commencé à regarder la nature comme une source de valeurs esthétiques et spirituelles. Ils ont commencé à s’étonner que les époques précédentes n’aient pas perçu l’univers naturel comme art. Chaque nouvelle technologie crée un milieu, vu en soi comme corrompu et dégradant, mais qui transforme cependant son prédécesseur en forme d’art. Quand l’écriture était une nouveauté, Platon transformait l’ancien dialogue oral en forme d’art. À l’apparition de l’imprimerie, ce fut le Moyen Âge qui devint objet d’art. La «vision élisabéthaine du monde» était une vision du Moyen Âge. Et l’ère industrielle a fait de la Renaissance une œuvre d’art, comme le montrent les oeuvres de Jacob Burckhardt,  Siegfried Giedion, à son tour, nous a montré, à l’âge de l’électricité, comment voir tout le processus de la mécanisation comme un processus artistique .

À mesure que la prolifération de nos technologies créait toute une série de nouveaux milieux, les hommes se sont rendu compte que les arts sont des «contre-milieux» ou des antidotes qui nous donnent les moyens de percevoir le milieu lui-même.

 

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vendredi, 14 mai 2010

Le sens pratique

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement «réglées» et « régulières» sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre.

 S'il n'est aucunement exclu que les réponses de l'habitus s'accompagnent d'un calcul stratégique tendant à réaliser sur le mode conscient l'opération que l'habitus réalise sur un autre mode, à savoir une estimation des chances supposant la transformation de l'effet passé en objectif escompté, il reste qu'elles se définissent d'abord, en dehors de tout calcul, par rapport à des potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable qui, à l'opposé du futur comme «possibilité absolue» (…), projetée par le projet pur d'une «liberté négative», se propose avec une urgence et une prétention à exister excluant la délibération. (…)

 

 

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Pierre Bourdieu dans l'émission Arrêt sur images  de Daniel Schneidermann, le 20 janvier 1996.

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jeudi, 13 mai 2010

L'héritage des Lumières et les SIC

 « L'exigence de nourrir et d'élever l'esprit est aussi sociale que celle de nourrir le corps, l'inégalité devant la culture est aussi grande que l'inégalité devant le pain et contribue d'ailleurs à la perpétuer.» Cette idée, héritage du siècle des Lumières, transmise aux premiers temps de la Révolution française, reprise plus tard par Victor Hugo, Auguste Comte ou Guizot (entre autres) sera le fer de lance des mouvements socioculturels qui caractérisent la société française pendant plus d'un siècle, approximativement de 1850 à 1960 . Réforme scolaire, avec Guizot, actions tant religieuses que laïques de soutien à la classe ouvrière et au monde paysan, cet élan connu sous le vocable de l « Education populaire » constitue un projet novateur valorisé par les pouvoirs publics dont il complète l'action. En effet, il s'agit d'apporter une éducation, plus riche et plus ouverte que la seule « instruction » délivrée par l'école (1) . Car il faut garder à l'esprit qu'en dépit des réformes, en 1860, 30 % des garçons concernés n'étaient pas scolarisés et que les abandons en cours d'étude étaient fort nombreux. Quant aux filles...

Dans un raccourci inévitablement accéléré, nous voulons montrer que ces puissants mouvements de socialisation culturelle et artistique, traversés par l'affaire Dreyfus, Vichy, la Guerre froide... sont l'un des vecteurs préparant l'interrogation sur les faits de communication, sur les outils à inventer, sur  les effets en retour concernant le développement de la connaissance scientifique la plus abstraite. L'ampleur de ces questionnements issus de la « praxis », longtemps implicites, se retrouve dans les interrogations immédiatement contemporaines, mais à l'échelle mondiale, sur la « société de la connaissance » et ses fractures (2).

 

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Auguste Comte (1798-1857) : philosophe français souvent considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie caractérisée comme l’aboutissement de son système positiviste visant à éliminer les spéculations abstraites ou métaphysiques afin d’établir les critères de la rationalité des savoirs, et comprendre les lois de l'organisation sociale.

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mardi, 11 mai 2010

Gunther Anders

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Né le 12 juillet 1902 à Breslau actuellement Wrocław (Pologne), il est le deuxième enfant des psychologues William et Clara Stern. Penseur et essayiste allemand, Günther Anders a régulièrement récusé la désignation de philosophe. Il fut l’époux de Hannah Arendt de 1929 à 1937. Il est mort en 1992, à Vienne... 

« Le monde comme fantôme et comme matrice – Considérations philosophiques sur la radio et la télévision »  a été publié en 1956.   

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