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jeudi, 13 janvier 2011

La critique du marketing

L’idéologie marketing et  sa critique. (Gilles Marion, professeur  à l'unité pédagogique et de recherche Marchés et Innovation,  E.M.LYON)

On sait depuis Chandler (1977) que pour comprendre l’évolution de l’économie de marché, il convient aussi de porter attention à la main visible des managers et notamment à celle des spécialistes de la  médiation marchande que sont les marketers (Cochoy, 1999). Il s’ensuit qu’il n’est pas inutile d’étudier  les croyances partagées par les marketers, c’est-à-dire leur idéologie. Pour saisir les évolutions du  marketing en France des années 1960 aux années 1990, nous allons montrer comment cette  idéologie s’est transformée et ainsi renforcée au fil du temps.

I. Bref rappel historique

Impossible de traiter du marketing en France sans analyser comment le modèle Américain a été  importé, c’est-à-dire reçu et adapté. Au-delà d’une périodisation simpliste et imprécise en plusieurs  « ères »[i] (Marion, 1993), décrivons rapidement les conditions économiques qui ont porté le marketing.

L’ère de la société de consommation, ainsi que la diffusion de la fonction marketing et de ses  techniques, sont décalées par rapport au modèle américain. Toutefois, bien que l’émergence d’un  marché de masse ne date que du milieu des années 1950, l’importance des enjeux marketing est  reconnue dès l’entre-deux-guerres. Certaines entreprises utilisent ses techniques qui sont enseignées  notamment au CPA (Centre de préparation aux affaires), créé en 1930 (Meuleau, 1988). Au total,  « l’influence américaine […] fut très souvent accueillie favorablement mais introduite volontairement  de manière sélective » Chessel (1998, p. 213).

La croissance des années 1950 et 1960 permet la concrétisation des évolutions esquissées. Les  « Trente Glorieuses », c’est-à-dire la période 1946-1975 selon Fourastié (1979), voient s’accomplir une  progression inouïe du niveau de vie des français. La rupture décisive pour les entreprises françaises  étant l’entrée dans le Marché Commun, en 1957. Au cours de ces années les agences de publicité et  les sociétés de conseils en études de marché accélèrent la promotion du marketing. L’IFOP avait été  créée en 1938 sur le modèle de l’institut américain Gallup. L’ETMAR fut l’une des premières sociétés  d’études de marché créées après guerre (1948). Le premier panel français de consommateurs,  STAFCO, fut créé en 1953. L’Association pour le Développement des Techniques de Marketing  (ADETEM) est fondée en 1954. La revue Entreprise consacre, dès l’année de sa création (1953), plus  de la moitié de ses articles aux méthodes des entreprises américaines. La moitié des livres consacrés  au marketing et aux études de marché publiés entre 1944 et 1959 furent soient des traductions  d’ouvrages américains, soit des témoignages issus d’une expérience américaine. Le contenu de  l’autre moitié étant plus ou moins influencé par le modèle américain (Meuleau 1988). Dès lors, à partir  de la fin des années 1950 de nombreuses entreprises françaises considèrent le marketing comme un  outil important et proposent alors un grand nombre d’opportunités aux marketers pour accéder à des  postes de responsabilités.                                              

II. Un cadre d’analyse

Le marketing est toujours insuffisamment défini par ses techniques, ses procédures, son organisation  ou sa résonance socioculturelle. Pour clarifier cette question, distinguons ici trois niveaux de  description

1) Le marketing est d’abord un ensemble de pratiques dans les entreprises et les marchés,  notamment décrites par les historiens : Chandler (1977), Fullerton (1988), Tedlow (1990), aux États  Unis ; Meuleau (1988), et Chessel (1998), en France. La fonction marketing apparaît dans les grandes entreprises américaines au début du XXe siècle. Ses principaux métiers (publicitaire, chef de produit,  responsable d’étude), se diffusent largement aux États Unis, puis en Europe et donc en France, au  cours des années 1950 et 1960 (Low et Fullerton, 1994).

2) Le marketing est aussi une inscription de ces pratiques dans des règles afin de constituer  une discipline du marché permettant aux marketers d’agir. Les principaux outils (stratégie de marque,  différenciation, segmentation, publicité), apparaissent entre 1880 et 1930. La discipline du marketing  est codifiée et rationalisée entre 1920 et 1960 (Bartels, 1976), afin d’être enseignée aux générations  d’étudiants qui se succéderont dans les  Business Schools  du monde entier comme en France au  cours de la seconde moitié du siècle. Cette théorisation proposée par les manuels de  marketing  management a permis la professionnalisation des  marketers et des enseignants de marketing  (Cochoy, 1999).

3) Le marketing est une idéologie, c’est-à-dire un ensemble de croyances et de représentations sociales partagées par les marketers et les divers acteurs du marché :consommateurs, distributeurs, publicitaires, consultants, professeurs et étudiants. Si le marketer est  un salarié de la grande entreprise, comment peut-elle s’attacher cet acteur si nécessaire à l’atteinte de  ses objectifs ? Répondre en termes de salaire n’explique que peu de chose. Il faut en effet encore  expliquer pourquoi un individu choisit tel ou tel métier ? Comme tout salarié, le marketer a besoin de  bonnes raisons pour s’engager dans son travail et s’impliquer dans l’entreprise. Des raisons fondées  sur des représentations collectives et des croyances susceptibles de lui fournir des justifications. Loin  de définir l’idéologie comme une "fausse conscience" ou un leurre, c’est-à-dire une sorte  d’incompréhension des circonstances de la vie ordinaire, nous considérons que la fonction de  l’idéologie est moins de promouvoir un intérêt spécifique ou de masquer des rapports de force que de  fournir des repères à l’action des personnes plongées dans un monde complexe et confus (Boltanski  et Chiapello, 1999, pp. 35-46).

Pour restituer l’évolution de l’idéologie marketing, c’est-à-dire une certaine manière de concevoir  l’échange économique, ses objectifs et ses moyens, nous allons repérer les critiques qui lui ont été  adressées et les réponses qu’elle s’est efforcée d’apporter. Nous montrerons comment la contreculture des années 1960 (Morin, 1962) est entrée en symbiose avec l’extension des processus de  mise en marché et en quoi cette évolution est redevable au  marketer ? Nous conclurons sur les  épreuves actuelles de l’idéologie marketing et de la critique, puis nous proposerons une hypothèse de  généralisation de notre analyse.

III. Les fondements de l’idéologie marketing

Au début des années 1960, les marketers, les publicitaires et les consultants en marketing français  intensifient leur recherche de justifications pour leurs pratiques, notamment dans les manuels de  marketing américains. Que trouvent-ils ?

1. Les justifications issues de la science économique

En dépit des efforts récurrents du marketing pour se singulariser, cette discipline puise d’abord ses  justifications dans le courant dominant de la science économique. L’économie comme le marketing se  préoccupent du fonctionnement du marché puisque celui-ci est le mode de coordination dominant de  l’économie contemporaine.

Pour se construire, le marketing retient d’abord de cet héritage que tout ce qui est bénéfique pour  l’individu l’est pour la société : le critère ultime du bien-être social c’est le progrès matériel individuel  incessant. Il retient ensuite que le seul critère du bien commun est l’accroissement global de  richesses, quel qu’en soit le bénéficiaire. Il s’ensuit que la santé des entreprises d’un pays, mesurée  par leur niveau d’activité et de croissance et/ou leur taux de profit, est un bon critère de la mesure du  bien-être collectif. Les marketers français disposent ainsi d’une première légitimation de leurs  pratiques au sein de la grande entreprise capitaliste.

La science économique fournit aussi un autre résultat : la concurrence, même si elle n’est pas pure et  parfaite, est le moyen le plus sûr pour que le client bénéficie du meilleur produit au moindre coût. L’entreprise privée concurrentielle est jugée plus efficace et efficiente dans la mesure où, pour  parvenir à ses fins, elle doit satisfaire le consommateur. Il faut donc protéger la propriété privée et la  liberté d’entreprendre afin de préserver le système de la concurrence ou le risque de concurrence  (Schumpeter, 1947).

De plus, pour les tenants du libéralisme économique, la liberté dans les arrangements économiques  est une condition indispensable pour la réalisation de la liberté politique (Friedman, 1962). La  privatisation, puis la mise en marché, de tous les biens et services constituent, économiquement et  socialement, la meilleure solution puisqu’elles réduisent le gaspillage des ressources et obligent les  fournisseurs à aller au-devant des attentes des clients. Pour les marketers, une telle solution doit se  généraliser par l’extension de la régulation par les marchés et donc la transformation de tous les  acteurs sociaux en consommateur : le patient, l’élève, l’usager, l’amateur d’art, le donateur à des  œuvres caritatives, voire le citoyen, sont tous potentiellement des consommateurs (Kotler & Levy,  1969).  Au total, trois piliers de l’entreprise capitaliste : progrès matériel, efficacité et efficience dans la  satisfaction des besoins, organisation sociale favorable à l’exercice des libertés économiques et  politiques, constituent les fondements de l’idéologie marketing (Boltanski et Chiapello, 1999).

2. Les justifications propres au marketing management

Toutefois, ces justifications très générales ne semblent pas suffisantes au marketer pour faire face  aux critiques qui lui sont adressées personnellement lors d’une controverse locale. Principalement  parce qu’il demeure ambivalent vis-à-vis de la concurrence. D’un côté, la concurrence fournit une  justification de son rôle au sein de l’entreprise, puisque c’est lui qui pilote les adaptations au continuel  déplacement des préférences du consommateur. D’un autre, le marketer déplore les pressions  constantes qui font de ses actions de simples réactions au jeu concurrentiel. Tout marketer veut  préserver la figure du consommateur souverain - le client Roi - (Gomez, 1994), dont les besoins et les  désirs constituent une sphère indépendante de toute autorité extérieure : l’État, le monopole ou le  publicitaire « manipulateur ». Il sait que les rentes liées à la possession d’un brevet ou d’une marque,  d’un secret de fabrication, d’un savoir-faire, d’une innovation organisationnelle, sont provisoires. Mais,  en même temps, il cherche à créer des préférences pour sa marque au moyen de la différenciation  des produits et de la publicité. Il s’efforce de donner à sa marque une position distinctive dans un  segment de marché, voire de lui faire détenir un quasi-monopole au sein d’une "niche". La raison  d’être du marketer dans l’entreprise demeure la concurrence et l’économie de marché, mais il apparaît  comme une figure double : celle de l’entrepreneur qui génère des innovations en inventant de  nouvelles règles du jeu et celle du gestionnaire qui optimise les solutions au sein de règles données  notamment par l’évitement de la concurrence.

Par position, le marketer est une cible privilégiée de la critique et lui prête une oreille attentive. Il doit  faire face non seulement à celle des acteurs du marché (consommateurs, distributeurs, prescripteurs,  journalistes, etc.), mais aussi à celle des autres coalitions de l’entreprises (ingénieurs de recherche et  développement ou vendeurs), et à celle de ses subordonnés. Il a l’expérience d’autres sphères  sociales (attachement familial, solidarité civique, pratique religieuse, vie intellectuelle), et doit donc  aussi faire face à la critique de son entourage (conjoint, enfants, famille, amis). Dès lors, le marketer,  et notamment le (la) débutant(e), a besoin de justifications pour répondre à la critique et s’expliquer  face aux autres. Pour que l’idéologie marketing soit utile à son action quotidienne, et à celle de ceux qu’il doit sensibiliser ou convaincre, il faut qu’elle se présente sous des formes discursives édifiantes  afin d’être partagée. Un discours qui stimule l’imagination face aux situations concrètes de la vie  professionnelle, un discours qui mélange convenablement des préceptes généraux et des exemples  excitants sous forme de cas pédagogiques. Bref, il faut le discours du marketing management  proposé par de nombreux manuels américains.

Un tel discours s’est efforcé d’éliminer les ambiguïtés vis-à-vis de la maximisation des profits. Selon  Drucker (1954), tant que le salarié considérera que le but de l’entreprise est de réaliser du profit, il  verra une divergence entre ses intérêts et ceux de l’entreprise. Par contre, s’il est persuadé que le but  de l’entreprise est de créer et conserver une clientèle, il y aura harmonie au lieu de conflit. Le  marketing et l’innovation étant, selon Drucker, les deux ingrédients indispensables pour créer une  clientèle, il s’ensuit que le marketer doit considérer le profit comme une sorte de « mal nécessaire » : non pas la cause ou la raison d’être de l’entreprise, mais la preuve de sa viabilité économique. Le  marketing management veut susciter l’enthousiasme moderniste en faveur d’organisations  performantes soucieuses de bien-être social et non strictement en faveur du profit. Parce que des  entreprises plus efficaces serviront mieux le progrès économique et social, la diffusion du marketing  dans les entreprises est évoquée comme un progrès quasi inéluctable (Keith, 1960). Les réussites  des multinationales américaines servent d’illustrations emblématiques du futur, tandis que sont  pointés les secteurs retardataires : chemins de fer, matières premières… (Levitt, 1960), et les  résistances rétrogrades (l’orientation production). Solidaire du monde libre et de la démocratie dans  une période de guerre froide, il est alors particulièrement légitime. L’attractivité de la fonction  marketing est ainsi doublement assurée : 

1) par l’autonomie qui est proposée au marketer et notamment au chef de produit – une sorte de "petit patron" de sa marque - dans le cadre d’une relative décentralisation des décisions et,

2) par l’association de cette liberté à une autre libération : la satisfaction du consommateur, voire du citoyen.

Récapitulons, l’entreprise des années 1960 a besoin du marketer et celui-ci a besoin de bonnes raisons pour faire son travail. Le discours du marketing management lui fournit des raisons  acceptables de s’engager pour lui. D’autant plus que ce discours reste fidèle à l’un des fondements  idéologiques du marketing : la liberté de choix, y compris pour ceux qui le pratiquent. Il alimente le  marketer de motifs suffisamment excitants pour valoir qu’on choisisse cette profession plutôt qu’une  autre et il fournit aussi des justifications fondées sur l’intérêt général pour répondre aux critiques. Le  marketing management est une traduction, en termes concrets et illustrés, des thèmes majeurs du  principal courant de la science économique. Il fournit non seulement des solutions à des problèmes  concrets mais aussi du « prêt à penser » pour le marketer en quête de justifications pour ses pratiques.

 

 



[i] Cette périodisation décrit trois phases (l’orientation production, l’orientation vente et l’orientation marketing) dont la dernière  constitue l’aboutissement d’un processus irréversible et d’un pseudo progrès : la « révolution marketing ».


IV. Critiques et évolutions au cours des années 1960

Les motifs d’indignation suscités par le marketing demeurent cependant nombreux : la manipulation des consommateurs et la création des besoins,  la standardisation des biens et l’illusion du spectacle publicitaire, la dimension impersonnelle du marché et l’extension de la sphère marchande,

L’exacerbation de l’individualisme et la destruction de la vie authentique.  Chiapello (1998), organise  ces critiques en deux grandes formes : la critique artiste et la critique sociale. La critique artiste dénonce la perte de sens qui découle de la standardisation et de la marchandisation généralisée et  met l’accent sur des exigences de libération et d’authenticité. La critique sociale dénonce la misère et  l’exploitation et met l’accent sur l’égoïsme des intérêts particuliers. La critique artiste, quoique  partageant son individualisme avec la modernité, se présente comme une contestation radicale des options de base du marketing de masse :  le culte de l’utilité, la standardisation, le calcul et la  prévisibilité, la satisfaction de la demande des masses ; auxquelles elle oppose :  l’activité gratuite, le  refus du conformisme, l’imagination, l’intuition et la créativité, la liberté, l’inspiration de l’artiste2. Dans  un sens plus large, c’est une critique "contre-culturelle" (Morin, 1962), qui puise ses racines dans la vie d’artiste célébrée par le romantisme et le dandysme. Nous allons voir comment la culture de  masse et la contre-culture sont entrées progressivement en symbiose.

1. La critique

Depuis 1958, la France vit sous de Gaulle une période de profondes transformations alimentées par  l’arrivée de la clientèle des jeunes issus du baby boom. Les thèmes culturels qui ont pris forme aux  États-Unis se diffusent par les films, la presse, la radio et la télévision. La "nouvelle vague" se  manifeste non seulement au cinéma, mais aussi en littérature, dans la chanson et dans la mode. La  promotion de la juvénilité s’oppose au monde des "croulants".

Entre 1954 et 1956, Barthes publie un ensemble de textes, ultérieurement rassemblés dans  Mythologies (1957), consacrés à la critique du langage de la "culture de masse". Il montre comment  l’information véhiculée par les médias tend à structurer l’événement de façon romanesque et théâtrale  pour développer une nouvelle mythologie prête à consommer. Dans l’avant-propos de Système de la  mode (1967), il relance l’une des controverses classiques à propos du processus de la mode en  soulignant que ce qui fait désirer et vendre ce n’est pas l’objet de mode en lui-même, c’est sa  dimension signifiante. Ce n’est pas l’objet en soi qui organise et structure les besoins mais la manière  dont la société de consommation utilise cet objet. Ces deux ouvrages vont initier de multiples  applications de la sémiotique à l’analyse de la "culture" de consommation et à la construction du  discours publicitaire.

La traduction du livre de Packard (La persuasion clandestine, 1959), et de celui de Dichter (La  stratégie du désir, 1961), alimente, comme aux États Unis, la suspicion vis-à-vis du marketing. Les  techniques de l’étude de motivation, les tests d’emballage, l’observation du comportement des  ménagères dans les magasins, réactivent les craintes de manipulation. De nombreux articles  dénoncent l’utilisation de la psychologie des foules, du conditionnement pavlovien, de l’hypnose, des  messages subliminaux, de la psychanalyse, etc. La traduction, en 1964, du livre de Riesman (La foule  solitaire), conduit à une reprise inquiète de la plupart de ses thèmes par les observateurs français  (Elgozy, 1970). La consommation de masse est alors décrite comme une activité moutonnière, une  pseudo-liberté, un bonheur conforme et, pour les classes moyennes et aisées, la vaine recherche du  standing. Le téléspectateur est décrit comme un consommateur, passif et malléable, de distractions  faciles à l’opposé de l’effort que nécessite la « vraie culture-cultivée ».

La critique situationniste (Debord, 1967), dénonce le désenchantement et l’inauthenticité de la vie  quotidienne, la destruction de la spontanéité, la généralisation du calcul utilitariste et la volonté de  maîtrise totale. Cette critique radicale de la « société du spectacle », c’est-à-dire le règne autocratique  de l’économie marchande,[1] vise à affranchir chacun de toutes les formes de nécessité : l’enracinement dans une nation, un métier, un rôle social unique ou un statut. L’incertitude est  valorisée comme un style de vie, la créativité est célébrée comme une force qui peut briser les règles  du jeu et inventer un jeu nouveau (Vaneigem, 1967, p. 273). Un grand nombre de tracts et de phrases  fortes de Mai 68, issus des situationnistes ou inspirés par eux, diffuseront les thèmes de leur critique  chez les étudiants.

La prolifération des produits et des messages publicitaires suscite la critique de la tyrannie des objets de consommation (Baudrillard, 1968), et l’extension de la logique marchande (Baudrillard, 1969). En  approfondissant les analyses de Veblen (1899), et Galbraith (1958), Baudrillard (1972) ouvre un long  débat sur la construction des besoins. Pour lui, la valeur d’usage et les besoins sont des mythes qu’il  faut désormais déconstruire. Les besoins n’ont jamais existé, il n’y a de besoins que parce que le  « système » en a besoin et il faut dénoncer l’impasse de l’opposition entre les « vrais » et « faux » besoins.[i]

Ce qui est central dans la société de consommation c’est la production industrielle de signes  différentiels.  Barthes, Debord, et Baudrillard auront peu d’impact immédiat sur les théorisations du marketing. Il  faudra attendre la reprise de leurs thèmes, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, par  les tenants du marketing "post-moderne" (Firat and Venkatesh 1993). La notion d’hyperéalité  (Baudrillard, 1972) et les voyages dans l’hyperéalité de Eco (1975), referont notamment surface dans  l’analyse postmoderne de l’économie mondiale du signe.  Au cours de cette même période, s’inspirant de Consumer Report (USA), et de Which ? (Grande  Bretagne), l’Union Fédérale de la Consommation fait paraître, en décembre 1961, le premier numéro  de Que Choisir ? Une initiative militante plus ou moins associée au mouvement coopératif et aux  associations familiales. En 1969, la revue 50 millions de consommateurs est lancée par l’INC (Institut  National de la Consommation), une action des pouvoirs publics qui institutionnalise le mouvement  consommateur. Cette presse va s’imposer au travers de différentes affaires (Pinto, 1990) : le talc  Morhange contenant de l’hexachlorophène (1972), les pneus Kléber-Colombes (1979), le veau aux  hormones (1980). En octobre 1971, Ralph Nader un jeune avocat américain leader du contre-pouvoir  consommateur[ii] fait une conférence à Paris. Il parle devant un parterre de publicitaires et de  marketers tandis que, en lever de rideau, la demande du directeur de l’INC d’interdire la publicité pour  les cigarettes ne provoque que quelques rire narquois.

2. Les transformations de la publicité et du marketing

La mise en place de nouvelles pratiques dans la publicité et le marketing s’effectue grâce à l’appui  d’une partie des soixante-huitards.[iii] Cette génération contestataire est particulièrement sensible à  deux critiques : la stérilisation des pouvoirs créatifs de chacun et l’autoritarisme. Ceux qui s’insèrent  dans le marketing et la publicité exaltent les possibilités de développement enfouies dans chaque  personne. Formés dans un environnement familial et scolaire plus permissif, ils supportent mal  l’autoritarisme et répugnent à l’exercer sur leurs subordonnées. Ils mobilisent aussi de nombreux  thèmes empruntés au répertoire de Mai 68 : la spontanéité, la créativité, l’intuition visionnaire, la  mobilité, la sensibilité aux différences, l’accueil des expériences multiples, l’attrait pour l’informel. Ces  thèmes vont conduire à de nouvelles représentations du consommateur et favoriser l’apparition de  nouvelles offres.

Comme aux États Unis, de nouvelles représentations du consommateur se construisent sur la crise  du modèle des classes sociales. Les marketers français sont alors très actifs pour promouvoir l’idée  de la dilution des classes sociales au profit d’une représentation de la société constituée d’une  collection d’individus appartenant tous à la même classe moyenne. À partir de 1973, les styles de vie  sont l’instrument privilégié pour acclimater cette idée dans la pratique marketing.[iv] À la représentation  schématique, donc facilement critiquable, d’un monde social divisé en classes homogènes, se  substitue la vision d’un univers social éclaté, composé d’une juxtaposition de destins individuels. Un  style de vie est constitué par des pratiques quotidiennes : manières de s’habiller, de manger, de se  distraire…, autant de choix qui concernent non seulement comment agir, mais aussi qui être ? Il  indique une certaine unité culturelle faite de signes, de représentations et de choix dans la  fréquentation des médias. Mais un tel modèle est instable et, en théorie, chacun peut se déplacer d’un  style de vie à un autre en changeant de produit, de chaîne de télévision ou de vêtement. Chacun peut  s’exprimer en puisant dans les rayons de l’hypermarché des styles de vie. Du coup, le consommateur  est celui qui n’a d’autre choix que de choisir pour négocier son identité.

Les ex-étudiants de Mai 68 qui passent au pouvoir dans l’université, les médias, les agences de  publicité et les sociétés d’études, diffusent la critique artiste, proposent une approche "subversive" des  sciences sociales[v] et contribuent à constituer une demande pour de nouveaux biens et services.  Entre 1970 et 1973, une nouvelle génération de publicitaires quitte les grandes agences (notamment  Publicis), pour fonder leur propre entreprise.[vi] Havas, l’une des grandes agences traditionnelles,  "éclate" en plusieurs unités plus ou moins autonomes[vii]. Les "grosses structures" perçues comme  des hiérarchies contraignantes font peur aux annonceurs et, pour retenir ses jeunes managers, Havas  doit les "intéresser" à tous les sens du terme. Philippe Michel, animateur de CLM, apparaît comme  une sorte de Bill Bernbach[viii] à la française dénonçant tout à la fois : la bêtise uniforme de la publicité  antérieure à 1970, le rôle des chefs dans les agences de publicité, et la tyrannie des marketers chez  les annonceurs. Floch (1990) montrera en quoi l’idéologie publicitaire défendue par Philippe Michel, la  publicité oblique, se construit de manière contradictoire avec celle de ses concurrents : liberté, ironie,  provocation, décalage et mise à distance ; c’est-à-dire la doctrine de Bill Bernbach.

L’année 1976 est marquée par plusieurs événements qui consacrent une certaine reconnaissance de  la critique consumériste : la réglementation sur les tabacs et la publicité pharmaceutique, la création  d’une commission de protection du consommateur près du Premier Ministre, une présence de la  critique dans les médias (Anne Gaillard animatrice à la radio nationale, Henry Estinguoy, directeur de  l’INC, à la télévision). C’est aussi l’année des tentatives de récupération du consumérisme. Darty  propose un tiers de ses annonces à l’usage des associations de consommateurs et Carrefour lance  les « produits libres » : cinquante produits sans marque soutenus par une campagne de 25 millions de  francs.[ix] Il s’agit apparemment d’une critique radicale de la marque, l’un des fondements du  marketing. En fait, ce qui est critiqué, c’est la marque de fabricant au profit de la marque de commerce. Carrefour prenant la posture traditionnelle du grand distributeur "défenseur" des  consommateurs. Cette campagne signale une double évolution : la montée du pouvoir des entreprises   de commerce en voie de concentration, et le déclin du mouvement consumériste.  Ainsi, la contre-culture des années 1960 fusionne dans la culture de masse notamment parce que les  marketers et les publicitaires puisent dans la critique artiste pour construire de nouvelles offres et de  nouveaux discours persuasifs. Ces valeurs et cette sensibilité nouvelles propagées par les "ex  révolutionnaires" deviennent centrales pour promouvoir le marketing de cette époque.

V. L’extension de la mise en marché dans les années 1980-1990

L’élargissement de la sphère marchande et des pratiques marketing se poursuit au cours des années  1980-1990. On assiste à une accélération du renouvellement des produits par des innovations plus ou  moins marginales, à l’apparition d’offres personnalisées (grâce au passage de la production de  masse vers une production plus variée en petite série), et au développement de relations  individualisées. Le marketing de la mode, du luxe, des services, relationnel, internes…, sont autant  d’étiquettes pour désigner les multiples réponses des marketers à la demande de différences. Nous  classerons ces réponses, en suivant Boltanski et Chiapello (1999), selon trois larges thèmes : l’authenticité, la libération, et la relation.

1. L’authenticité

L’extension de la sphère marchande repose largement sur le transfert de la production domestique  vers la production industrielle : de la confection domestique du vêtement au prêt-à-porter ; de la  cuisine traditionnelle au plat tout préparé. Un tel processus, qui n’est possible que par la  standardisation des objets, place le consommateur dans un rapport ambivalent vis-à-vis de la  consommation de masse. D’un côté, la standardisation simplifie ses choix, lui fait gagner du temps et  le rassure. Elle lui permet de faire face à l’incertitude en transformant ses problèmes quotidiens  (identifier, évaluer, comparer…), en automatismes et habitudes qui lui apportent la sécurité. De l’autre,  elle entraîne une standardisation des usages et donc des individus. Il n’y a plus de différences entre le  désir singulier d’un individu pour un objet de série quelconque et le désir d’un autre pour ce même  objet. Il s’ensuit une tendance à l’exploration d’une partie des consommateurs pour trouver du  changement, de la nouveauté, et de la variété[x]

Le principe saisonnier de la mode vestimentaire se généralise à des secteurs de plus en plus nombreux : musique enregistrée, informatique, jouets… L’accélération de ces changements donne le  jour à des produits de plus en plus éphémères : des produits jetables, des objets instantanés,  produits en quelques secondes (stylo, rasoir, tee-shirt, bouteille plastique), à des coûts très faibles  pour permettre au consommateur d’économiser son précieux temps. Cependant, de tels produits manquent de mémoire et d’authenticité. D’où la recherche, par les consommateurs et par les  marketers, d’objets qui semblent échapper à la culture de masse tels que les objets de luxe, les  produits "naturels" ou les espaces de loisirs.

Le petit bistrot, l’artisanat exotique, le voyage extrême, le chanteur marginal, le plasticien d’avant-garde …, autant de "produits authentiques", décortiqués par les spécialistes de "la tendance" afin de  concevoir des processus de reproduction et démultiplication de ce qui était singulier. Mais, dès lors  que le consommateur reconnaît les significations intentionnellement introduites par le marketer, il  s’ensuit une perte d’intérêt. Ainsi, le tourisme d’aventure exige un renouvellement constant des  destinations, au fur et à mesure où la présence croissante de touristes fait disparaître ce qui justement  faisait le prix de l’aventure. Tous ces produits suscitent de plus en plus le soupçon suivant : comment  faire la différence entre une offre préméditée par le marketer et la manifestation spontanée de la vie ?

La critique des biens et des rapports humains standards conduit à la mise en marché de nouveaux  biens plus "authentiques", mais cette récupération par le marketer est, par-là même, condamnée à  décevoir les attentes du consommateur, ce qui relance le processus.

2. La libération

De l’appareil ménager des années 1950 au téléphone portable, en passant par l’automobile, les  surgelés ou la construction d’un look, les exemples de la mise en marché de réponses au désir de  libération sont innombrables. Le Walkman de Sony et la carte bancaire sont les archétypes de biens  et services associés à la promesse contemporaine de mobilité, de liberté, de nomadisme, c’est-à-dire  à la possibilité excitante d’avoir le sentiment de s’affranchir des contraintes de l’espace et du temps.

Le développement du téléphone portable, à partir du milieu des années 1980, condense de nombreux  ingrédients de la « libération » : un autre rapport au temps, l’autonomie, le nomadisme, et la mise en  réseau. Le portable favorise une recombinaison des trois temps de la vie (personnelle, professionnelle  et sociale), afin de les rentabiliser et de les densifier permettant le démontage et le remontage rapides  des emplois du temps pour saisir les opportunités. Il permet de faire plusieurs choses en même temps  (conduire, voyager, manger, marcher, téléphoner), et donc de s’extraire des temps contraints. Les  conversations insignifiantes du type « on vient de partir », « j’arrive dans dix minutes », témoignent de cet  usage qui vise à échapper à l’angoisse du temps qui passe. Contrairement au poste fixe, qui est  collectif, le portable privilégie une communication individuelle, c’est un prolongement du corps ;  l’égarer, l’oublier ou le perdre, c’est perdre un morceau de soi. Le téléphone fixe relie des lieux, le  téléphone mobile relie des personnes. Il accompagne leur mobilité géographique croissante et  renforce le plaisir de l’ubiquité (être ici et ailleurs en même temps). Il offre la sécurité d’être « en  dehors » tout en étant relié. L’individu contraint par l’obligation d’autonomie se place ainsi au cœur d’un  réseau qu’il construit lui-même.

La promotion des nouveaux instruments de communication mobilise de manière particulière le thème  de la "libération". Le consommateur n’y est plus représenté comme un élément passif de la société de masse face au prêt à consommer : la famille populaire des années 1960 fascinée, voire gavée, par le  petit écran. L’image idéale du nouveau consommateur est celle de l’acteur interactif de la société de  communication : l’individu coproducteur, concepteur, et créateur, qui se prend en charge dans les  interactions (Ehrenberg, 1991). Il ne lui suffit plus de se contenter de la possession confortable des  choses pour acquérir une identité, il lui faut "zapper" devant le trop-plein télévisuel, dialoguer avec ses  portables, agir au sein d’Internet. L’objet interactif est moins un enjeu de standing ou de fascination  passive, qu’un moyen de développement personnel permettant de construire sa singularité dans  l’interaction.

3. La relation

En mettant l’accent sur la qualité du face-à-face entre le personnel "en contact" et le client, le  marketing des services est une autre forme de réponse à la demande d’authenticité. Il s’agit de mettre  en marché non seulement une chambre d’hôtel, un voyage en avion ou un crédit bancaire, mais aussi  la présence attirante, sympathique, voire amicale du personnel d’accueil et de vente. Le nouvel enjeu  consiste à promouvoir des "qualités interactionnelles" sources de confiance et de fidélité de la  clientèle (Courpasson, 1995). Les relations humaines, qui se définissaient auparavant comme  "désintéressées", sont ainsi introduites dans la sphère marchande. Le Club Méditerranée, l’une des  entreprises phare des loisirs de masse, fournit un exemple typique de cette évolution.  La transformation des relations entre clients, et entre personnel et clients, est le socle de cette  nouvelle conception des vacances. Deux figures emblématiques voient le jour : le G.M. (Gentil  Membre), qui n’est pas tout à fait un client, et le G.O. (Gentil Organisateur), qui n’est pas tout à fait un  salarié. Le G.M. idéal ne se conduit pas en récepteur passif du service qu’on lui rend mais se  comporte en acteur temporaire d’une mise en scène de la "vraie vie" au sein d’une utopie temporaire :  le "village". Le G.O. idéal n’effectue pas un travail salarié, sa fonction relève autant des services  marchands (s’occuper des enfants, gérer les caisses, enseigner une activité), que des relations  publiques, et son travail ressemble à du loisir. Le Club Med a mis en marché une innovation culturelle  mondiale : un village conçu comme un lieu de liberté, proposant une extrême facilité des contacts, de  multiples activités sportives, des spectacles dont tout le monde peut être l’acteur, un dépaysement qui  ne tient ni à l’espace ni au temps mais à la relation sociale elle-même (Ehrenberg, 1991). L’une des  formes des vacances de masse contemporaines les plus innovantes s’est construite au travers d’une  nouvelle conception des relations marchandes. Le Club Méditerranée apparaît comme une sorte de  laboratoire où sont préfigurées les normes de comportement qui deviendront dominantes dans la  consommation de loisirs comme dans l’entreprise : créer des relations plus intenses avec les clients,  singulariser le style de ces relations, agir sur soi-même plutôt qu’exécuter des ordres, travailler et  s’impliquer sans être commandé. La généralisation de ces normes sera accélérée par de nombreux  marketers et consultants.  La recherche d’authenticité, la recherche de libération, et la recherche de relation furent le moteur du développement du marketing en France au cours des années 1980 et 1990. De nombreuses valeurs défendues par la critique artiste ont été mises au service de la performance de l’entreprise moderne,  notamment l’individualisation et l’initiative personnelle. Du côté de la consommation, on a assisté à la  valorisation de l’individu souple, mobile, et autonome ; ainsi qu’à celle de son corollaire : les tribus et  les nouvelles communautés. Du côté de la production, on a constaté que la "libération", la "révolution",  la "désorganisation", le "chaos" faisaient désormais partie du lexique du management (Peters, 1992 ;  Bucci, 1992). Ainsi le marketing déconstruit et reconstruit en permanence l’environnement du  consommateur pour assurer son développement.

VI. Les enjeux futurs

Résumons cette description de l’évolution du marketing sur le dernier demi-siècle en quatre propositions.

1. Les marchés constituent la forme institutionnelle dominante dans l’économie contemporaine pour  coordonner l’action des individus. Le concept d’institution est ici entendu comme un ensemble de  pratiques socioéconomiques dotées d’une certaine régularité : des modes de comportement habituels,  attendus et auto-réalisateurs, c’est-à-dire relevant d’une convention (Gomez, 1994).

2. Le marketing est l’art de piloter les échanges marchands. Les marchés ne sont pas créés par Dieu  ou par la nature mais par des personnes, et notamment des marketers au sein des entreprises. Pour  faire face à l’incertitude, les entreprises confient à ces spécialistes de la médiation marchande le soin  de développer des prévisions plus fines et des actions plus pertinentes. Les marketers sont donc sans  cesse à la recherche d’opportunités, c’est-à-dire de nouvelles sphères dans lesquelles développer les  échanges marchands. En somme pour développer les marchés, l’économie marchande, et la société  marchande les entreprises ont besoin des marketers.

3. Pour faire du marketing les marketers  ont besoin de justifier leurs actions et d’avoir de bonnes  raisons pour s’impliquer dans leur travail. C’est pourquoi les marketers ont besoin de l’idéologie  marketing et particulièrement des arguments puisés dans le marketing management. Le marketer  n’est pas un dictateur qui cherche à tromper le client ou un devin qui saurait mieux que les  consommateurs eux-mêmes ce qu’ils désirent. En accord avec le principe d’utilité, le marketer  considère que le consommateur ne désire qu’une chose : jouir le plus possible et souffrir le moins  possible. Le marketer entend agir légitimement sur le consommateur en lui proposant des produits et  des discours publicitaires qui l’incitent à se "gouverner" lui-même comme un hédoniste pour qui plaisir,  bonheur, et bien sont une seule et même chose.

4. Lorsque le marketing est critiqué, lorsqu’il fait l’objet d’une suspicion, il se transforme en  augmentant sa cohérence. Il gagne en cohérence notamment en incorporant et en récupérant toutes  les formes de révolte, voire de transgressions, qui peuvent donner naissance à de nouveaux  échanges marchands. La recherche d’authenticité, de libération et de relation sont autant de moteurs  pour créer de nouvelles offres qui répondent à la demande de différenciation individuelle dès lors que  cette demande est solvable. Le rôle des marketers dans l’entreprise et dans la société se transforme  donc non seulement par le jeu concurrentiel ou celui de forces extérieures telles que la culture ou la politique, mais aussi par le jeu de la critique. Dès lors, il nous semble que les enjeux futurs concernent  d’une part la volonté d’engagement du marketer et, d’autre part, le renouvellement de la critique.

La doctrine du marketing management a toujours considéré comme plus légitime de faire valoir que  l’entreprise servait ses clients sans souligner qu’elle enrichissait aussi ses propriétaires. Or, le  marketer des années 1990 se voit de plus en plus assigner comme but ultime la création de valeur  pour l’actionnaire qui se tient, par exemple, dans l’anonymat des fonds de pensions anglo-saxons.  L’idéologie du marketing management est ainsi à l’épreuve pour mobiliser les marketers. Comment  faire partager aux praticiens actuels et futurs l’excitation d’une vie bien remplie au service du  marketing ? Il conviendra donc de se pencher sur les "motivations" et l’implication dans l’entreprise du  marketer contemporain.

L’enseignant-chercheur, spécialiste de la consumer research ou du marketing management, n’a pas  non plus une position facile. Sa recherche d’indépendance vis-à-vis des exigences pragmatiques des  entreprises est en permanence menacée. D’abord parce que l’objet même de sa discipline - le  consommateur - est le fruit de la grande entreprise capitaliste du début du siècle, ensuite parce qu’il  lui est difficile de considérer la concurrence comme une force désincarnée en oubliant la "main visible"  des futurs marketers dont il assure la formation.

La posture de la critique n’est pas non plus très assurée : soit-elle est ignorée et inutile, soit elle est  récupérée et transformée. Nous avons vu comment l’esprit de Mai 68 et la contre-culture ont favorisé  l’extension de la sphère marchande en contribuant à la transformation de la pratique du marketing.  Comme tout objet de mode, ces critiques sont saluées comme "décapantes" par les médias puis  rapidement reprises et transformées par ceux qu’elles étaient censées déranger. Si le marketing vise  à satisfaire des besoins, par définition illimités, comment trouver des limites à un tel processus et  renouveler la critique ?

Pour autant que nos seuls intérêts économiques soient en jeu (au moins à court terme), chacun de  nous est tributaire de la croissance des marchés et donc de la prolifération des objets de  consommation. Quelles limites collectives peut-on envisager ?  Pour repérer des limites, il faudra  examiner la critique écologique : d’une part, l’idée du « respect » de la nature par opposition à celle de  « domination », d’autre part l’idée de responsabilité vis-à-vis des générations futures, afin de leur laisser  la planète dans un état convenable. Il faudra aussi chercher des limites en s’interrogeant sur les  compétences cognitives, physiologiques et culturelles du consommateur. Les nouvelles technologies  proposent des objets beaucoup moins prévisibles que les objets du passé, des objets de plus en plus  polyvalents qui peuvent nous valoriser ou nous dévaloriser selon notre aptitude à en faire usage. Dès  lors, la question essentielle est moins celle du progrès que celle du changement, c’est-à-dire  l’adaptation des individus à l’abondance des possibilités offertes par les techno sciences. Enfin, face  aux tenants du « tout marketing », on se demandera si tout peut être vendu et acheté : les œuvres d’art,  les animaux, les services publics (y compris la police), les droits politiques fondamentaux (y compris le  droit de vote), les corps (organes, fœtus), et les êtres humains (esclavage, proxénétisme) ?  Pour conclure, nous pouvons nous demander si cette histoire est strictement française ou si nos  quatre propositions décrivent un processus géographiquement plus large ? Prenons deux exemples  empruntés au contexte des États Unis.

Ce que les historiens de la publicité appellent la « révolution créative » des années 1960 constitue une rupture avec les clichés publicitaires antérieurs (Fox, 1984). La publicité devint synonyme de  différence, de critique, d’avant-garde, voire de subversion. L’énorme marché des jeunes conduisit les  annonceurs américains à apprendre à parler à cette cible. Dès lors, à cette époque, un bon créatif  publicitaire fut souvent un « jeune rebelle » portant cheveux longs et chemises à fleurs : la créativité  publicitaire entrait en symbiose avec la contre-culture (Frank, 1997). Madison Avenue était certes plus  préoccupé de parler comme les jeunes, plutôt qu’aux jeunes mais, pour séduire les annonceurs, il  fallait être branché sur la « révolution permanente » et la « culture juvénile ».

La naissance de l’Apple II (1976) de Stephen Wozniac, fondateur avec Steven Jobs d’Apple  Computer, n’est pas seulement une innovation technologique. C’est aussi le produit du radicalisme de  l’époque - mélange de gauchisme, de bouddhisme, d’écologie et de science fiction - qui cherchait  autant à exaspérer les grandes entreprises par des actions subversives qu’à promouvoir une nouvelle  informatique (Moritz, 1984). Sur le plan matériel et technique, plusieurs entreprises (IBM, Digital,  Hewlett-Packard), auraient pu développer le micro-ordinateur. Mais, elles étaient peu sensibles à la  demande d’appropriation individuelle des utilisateurs de l’informatique. Tandis que, pour les  mouvements contestataires de la côte Ouest des États-Unis, la démocratisation de l’informatique  constituait une revendication centrale (Breton, 1987). Le Macintosh, lancé en 1984, fut promu sur le  principe : « une personne, un ordinateur » et sa campagne de lancement se présente comme une  opération quasi subversive contre Big Brother[xi]. C’est là l’expression du projet social des radicaux  américains du début des années 70, plus soucieux de démocratiser l’information et de supprimer les  hiérarchies que de produire des innovations techniques. La fortune des fondateurs d’Apple et  l’introduction en 1981 du Personal Computer d’IBM, marquent le basculement des ambitions  contestataires dans le marché de l’informatique conviviale.[xii] Ces deux exemples témoignent, nous semble-t-il, d’un processus voisin de celui décrit pour la France.  Si cette hypothèse est retenue, il s’ensuit que nos quatre propositions peuvent être généralisées pour  décrire l’évolution générale du marketing dans la société occidentale.



 



[i] Cette critique vise les sociétés modernes qui épuisent et anéantissent toute forme subversive dans leur reproduction  spectaculaire. Ce n’est pas seulement la dénonciation de la tyrannie des médias. La « société du spectacle », c’est tout le  système qui transforme l’individu en spectateur passif du mouvement des produits et des événements en général.

[ii] Après la publication de son livre Unsafe at any speed (1965), "Dangereuses à n’importe quelle vitesse", General Motors retira  du marché la voiture incriminée (la Corvair) et l’Automobile Safety Act fut voté.

[iii] « Ce qui est drôle, c’est qu’après mai 68, on a vu arriver un tas de gens dans cette profession, des gens qui avaient des idées de Gauche ou qui étaient même gauchistes […] Le gauchisme se vend bien et est même très rentable pour ceux qui savent  l’exploiter », Barthélémy (1972, p.62-63).

[iv]Bernard Cathelat, fondateur du CCA propose, à partir de 1977, une analyse des "socio-styles" qui a suscité une controverse  de plus de dix ans à propos de la pertinence de cette approche et du

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