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jeudi, 13 mai 2010

L'héritage des Lumières et les SIC

 « L'exigence de nourrir et d'élever l'esprit est aussi sociale que celle de nourrir le corps, l'inégalité devant la culture est aussi grande que l'inégalité devant le pain et contribue d'ailleurs à la perpétuer.» Cette idée, héritage du siècle des Lumières, transmise aux premiers temps de la Révolution française, reprise plus tard par Victor Hugo, Auguste Comte ou Guizot (entre autres) sera le fer de lance des mouvements socioculturels qui caractérisent la société française pendant plus d'un siècle, approximativement de 1850 à 1960 . Réforme scolaire, avec Guizot, actions tant religieuses que laïques de soutien à la classe ouvrière et au monde paysan, cet élan connu sous le vocable de l « Education populaire » constitue un projet novateur valorisé par les pouvoirs publics dont il complète l'action. En effet, il s'agit d'apporter une éducation, plus riche et plus ouverte que la seule « instruction » délivrée par l'école (1) . Car il faut garder à l'esprit qu'en dépit des réformes, en 1860, 30 % des garçons concernés n'étaient pas scolarisés et que les abandons en cours d'étude étaient fort nombreux. Quant aux filles...

Dans un raccourci inévitablement accéléré, nous voulons montrer que ces puissants mouvements de socialisation culturelle et artistique, traversés par l'affaire Dreyfus, Vichy, la Guerre froide... sont l'un des vecteurs préparant l'interrogation sur les faits de communication, sur les outils à inventer, sur  les effets en retour concernant le développement de la connaissance scientifique la plus abstraite. L'ampleur de ces questionnements issus de la « praxis », longtemps implicites, se retrouve dans les interrogations immédiatement contemporaines, mais à l'échelle mondiale, sur la « société de la connaissance » et ses fractures (2).

 

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Auguste Comte (1798-1857) : philosophe français souvent considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie caractérisée comme l’aboutissement de son système positiviste visant à éliminer les spéculations abstraites ou métaphysiques afin d’établir les critères de la rationalité des savoirs, et comprendre les lois de l'organisation sociale.


 

Aux origines de ces mouvements, en parallèle au courant de l'institutionnalisation scolaire, on voit apparaître des organisations tant religieuses que laïques au service de l'enfance démunie ou défavorisée.

Entre 1850 et 1870, les Unions chrétiennes de jeunes gens, d'obédience protestante, suivies par les Cercles catholiques ouvriers qui deviendront la JOC, puis laJAC. La Ligue de l'enseignement, d'inspiration franc-maçonne, sera fondée par Jean Macé en 1866 ; les Universités populaires (auxquelles contribuera E. Durkheim) datent de 1898 ; un an plus tard, le Sillon sera fondé par Marc Sangnier, dans l'esprit d'un socialisme chrétien. Indiscutablement, on peut qualifier cette période d'effervescente concernant l'éducation (qu'on appellerait de nos jours formation continue, réinsertion). Mais, à cette époque, les

fondateurs-formateurs n'appartiennent pas à un cadre institutionnel, ils sont mus par leurs convictions philosophiques et/ou religieuses. La politisation n'apparaîtra que quelques années plus tard.

 

A partir de 1901, la célèbre Loi sur les associations à but non-lucratif est promulguée, mais pour autant il faudra attendre plus d'un demi-siècle pour que les initiateurs de ces « mouvements » envisagent de se déclarer en préfecture (puis de solliciter des subventions). A partir de la séparation de l'Eglise et de l'Etat (1905), la franc-maçonnerie occupe pour une bonne part le terrain de l'éducation, par le biais de la formation des instituteurs dans les écoles normales. Pour le monde des adultes, le projet composite de l'Education populaire est porté par des militants issus de la classe moyenne. On y rencontre des médecins, des polytechniciens, des officiers, mais aussi des universitaires par exemple Eugène Duthoit, fondateur des Semaines sociales.

Après la Première Guerre mondiale fleurissent des activités de loisir, souvent liées aux grands mouvements naturistes. S'y ajoutent le scoutisme (de 1911 à 1920, selon ses branches confessionnelles), les Auberges de jeunesse en 1929, les Cemea en 1937. Pendant cette période se créent des caisses de secours, des coopératives, des mutualités agricoles, des banques populaires. La France de cette époque était foncièrement rurale.

 

Les curés des paroisses prolongeaient leur mission grâce au patronage, tandis que l'instituteur proposait son centre de loisirs ; à l'un le foot, à l'autre le rugby, comme le montrent les travaux deJean-Pierre Augustin, géographe bordelais. Mais très rapidement viendront s'adjoindre au sport des structures à finalité culturelle et sociale. Jusqu'en i960, l'émancipation humaine, l'épanouissement corporel et le progrès social vont de pair. Les moyens utilisés, à l'époque, sont variés : harmonies municipales, fanfares, chorales, troupes de théâtre amateur, mais aussi sociétés de gymnastique, bibliothèques ; progressivement, les photos-clubs, puis les ciné-clubs et pour finir les télé-clubs ruraux (3) . Signalons également le rôle joué par l'IFOREP, à l'origine de l'ASTS et de sa revue Axiales.

N'est-il pas opportun de souligner que ces mouvements, convergents en dépit de leurs idéologies différentes, sont à l'origine des secteurs universitaires créés à la fin du XXème siècle dans le groupe des 70 appelées « nouvelles humanités » ? Sciences de l'éducation, Sciences de l'information et de la communication, Sciences de l'éducation physique et sportive y voisinent avec les Langues et cultures régionales, ou encore avec l'Epistémologie et l'Histoire des sciences. L'Education nationale reconnaît par là-même un domaine commun où l'étude des techniques et des pratiques se conjugue avec celle des théories dans une finalité scientifique et de recherche pédagogique. Mais il faudra attendre le troisième millénaire pour que le CNRS reconnaisse à son tour l'intérêt, pour la recherche, de porter une attention « transversale » à ces objets épistémologiquement flous (4.)

Cependant, il faut reconnaître au CNRS le grand mérite, dès les années 1970, d'avoir créé puis maintenu un axe de recherche innovant, « Science, techniques, société », sous l'impulsion d'Edmond Lisie, anglais par sa mère et parfaitement bilingue. Ces données sont peut-être une clé pour comprendre le dépassement des cloisonnements disciplinaires à la française. À ses côtés, de jeunes assistants, tels Philippe Ratte, Yves Grafmeyer et Dominique Wolton. Très tôt vont les rejoindre celles et ceux que préoccupait l'incidence des technologies à la fois sur la pratique des sciences et sur le fonctionnement de la société. Jacques Perriault est un de ceux-là, auteur d'un ouvrage intitulé Dialogue avec l'informaticien dès 1971. Son intérêt pour les questions techniques l'emporte de loin sur les approches traditionnelles en communication, à l'époque du moins. Tout comme A.-M. Laulan ou J . Devèze ou encore A. Moles, il se préoccupe de la responsabilité du savant devant la société, de la diffusion des techniques, écrivant régulièrement dans des revues telles qu'Axiales que dirige Paul Brouzeng. Ce mouvement « socio-scientifique » connaîtra un premier essor en 1968, avec les boutiques de sciences ou de droit, puis une vraie consécration avec la création de l'INIST (Institut national de l'information scientifique et technique). À signaler également, sous la houlette de Jean- Pierre Chevènement, ministre de l'Education nationale et de la Recherche, l'organisation régionale puis nationale des Assises de la recherche, bousculant les hiérarchies, selon une méthode participative qui à l'heure actuelle semble remise à l'honneur.

 

Politisation, étatisation et dissensions

La Seconde Guerre mondiale va littéralement casser le consensus établi dans le partage entre institutions et associations bénévoles, entre mouvements concurrents mais réussissant à coexister. En effet, le gouvernement de Vichy reprend d'abord à son compte les valeurs proclamées : on le voit dans le thème de la Révolution nationale ou dans le mouvement Jeune France auquel a beaucoup contribué Pierre Schaeffer, limogé par Vichy dix-sept mois après sa création. L'Ecole des cadres d'Uriage sera autorisée jusqu'en 1942, puis entrera ensuite dans la Résistance. Nombre d'hommes célèbres, dont Jacques Delors, Paul Delouvrier, Hubert Beuve-Mery, l'universitaire et pédagogue Gilles Ferry, le sociologue Paul-Henry Chombart de Lauwe se sont formés à Uriage, puis ont continué leur combat et leur réflexion dans la clandestinité. Officiers pour la plupart, ils se soucient de créer des outils de communication, comme le bulletin d'information Radio Journal libre que dirige Xavier de Virieu, en dépit de la vigilance nazie. Dans l'histoire des technologies de l'information et de la communication,

les situations de clandestinité, d'opposition, de minorité, de diaspora favorisent toujours l'ingéniosité d'un usage inédit ou d'une appropriation non marchande5.

Dès 1945, pendant les heures glorieuses du gaullisme, nombre d'entre eux connaîtront de hautes responsabilités nationales, furent des bâtisseurs, des journalistes influents, des universitaires de renom. La sociologie, jeune discipline universitaire tout juste reconnue, s'enorgueillit d'avoir recruté le Père Montuclard, Henri Desroches, Joffre Dumazedier, P.-H. Chombart de Lauwe, tous attentifs au poids de l'économie, à l'importance de l'urbanisation accélérée, au maintien du lien social. Aux outils déjà traditionnels utilisés avant-guerre par les divers mouvements sociaux déjà cités, ces chercheurs ajoutent des expérimentations, des témoignages, des reportages faisant appel à de « nouveaux » médias légers et maniables : le transistor, la vidéo guérilla et militante qui joueront un grand rôle lors des luttes ouvrières6 ainsi qu'en mai 1968. P.-H. Chombart de Lauwe et Joffre Dumazedier inventent de nouvelles formes d'enquêtes qui seront reprises par l'Unesco pour connaître puis mobiliser les populations défavorisées ou à risque.

Les nouveaux outils de communication, plus mobiles, plus légers, plus faciles d'accès deviennent « des armes pour l'esprit humain », s'il est permis de paraphraser ce que disait Mme de Staël au XIXe siècle.

Dans le domaine des grandes heures de la télévision naissante, le journaliste Roger Louis, membre de Peuple et Culture ainsi que de Tourisme et Travail, sera appelé par Jean d'Arcy pour produire des émissions permettant le dialogue entre ruraux et citadins. Il travaille en collaboration avec Dumazedier, Cacéres, l'Unesco ; il se préoccupe également de tisser des liens directs entre les mouvements d'éducation populaire et la télévision et va créer en avril 1968 le Crepac (Centre de recherche pour l'éducation populaire et l'action culturelle) appuyé par la Ligue de l'enseignement (7). Il sera écarté de la télévision, après les grèves de mai 1968, pour « manquement à la mission de service public », mais il réussit alors à fédérer une dizaine d'associations, des centrales syndicales ouvrières, des coopératives de production.

La Ligue de l'enseignement va poursuivre son action jusqu'à tout récemment, en soutenant le Crepac d'Aquitaine, organisateur des Universités d'été de la communication à Hourtin jusqu'en 2005. Cette effervescence des mouvements sociaux d'éducation connaîtra un brutal coup d'arrêt avec la création, en 1966, d'un ministère de la Jeunesse et des Sports confié à Maurice Herzog. Les MJC (maisons des jeunes et de la culture) sont accusées de mauvaise gestion et de main mise par un parti politique. Le système d'attribution des subventions aux associations déclarées en préfecture, avec  contrôle fiscal réifie les élans innovateurs : tout projet doit être soumis à approbation préalable, contraint d'attendre les financements et autorisations. L'action des bénévoles, aux origines et formes si diverses, devient standardisée dans un nouveau métier : l'animation socioculturelle avec des garanties de diplôme, de salaire, de carrière et de statut. Les associations sont invitées à se regrouper dans de vastes fédérations régionales au sein desquelles sont réparties les subventions. Certains responsables

de l'époque n'hésitent pas à dénoncer la volonté de l'Etat, dans les années i 9 6 0 , de canaliser et dans une certaine mesure « casser » les dynamiques spontanées issues des mouvements sociaux ; l'explosion de 1968 s'expliquait, en partie, par une volonté de contre-pouvoir, de rupture avec l’establishment.

Mutations de classes durant les Trente Glorieuses

Par ailleurs, au cours des trente Glorieuses, la société d'abondance voit disparaître le prolétariat au profit des classes moyennes techniciennes, comme le montre Alain Touraine. Les pratiques culturelles perdent leur forme collective (municipales, clubs...) et se déroulent désormais en petits groupes de pairs ; plusieurs appareils radio par foyer, puis plusieurs téléviseurs, des week-ends plus fréquents, des congés à durée plus fragmentée. On pourrait parler d'une individualisation de la culture avec un usage solitaire et nomade des appareils de divertissement ou d'information. Le temps n'est plus au cinéma dans la classe, au télé-club villageois, pas plus d'ailleurs qu'aux meetings sous les préaux d'école. Avec la disparition de l'ORTF, la télévision se privatise et perd en partie sa fonction de service public. Il en va de même pour l'offre de loisirs, à l'opposé des congés payés du Front populaire. Les principales fédérations sportives se laissent à leur tour entraîner dans la marchandisation tout comme la culture. Jean Vilar et son Théâtre national populaire subiront les critiques de la droite et les sarcasmes de Jean-Paul Sartre.

Ces « dissensions » finissent par entraîner la perte des adhérents pour les activités péri et parascolaires et donc la disparition d'un grand nombre des mouvements animés par l'esprit de la Résistance, qui acceptaient le bénévolat, travaillaient avec abnégation, la fin du XXème siècle consacre l'abstentionnisme électoral, l'affaiblissement des affiliations syndicales, la fonctionnarisation des animateurs.

 C'est (malheureusement ?) à ce moment précis que les universités s'ouvrent aux Sciences de l'information et de la communication, avec un tel succès auprès des étudiants que des difficultés surgissent, tant pour l'encadrement que pour les débouchés. Dans une enquête commandée par le ministère de l'Education nationale (8) en 1984, les investigations auprès des étudiants inscrits dans ces filières montraient leur fascination pour les techniques, leur désir d'émettre bien plus que d'écouter, leur rêve de devenir une star du reportage ou un présentateur renommé... Bref, une posture de pouvoir (sans parler du souhait moins avouable de gagner beaucoup d'argent grâce au marketing ou aux formes commerciales de communication).

Par rapport aux mouvements sociaux et culturels issus du siècle des Lumières, les formes institutionnalisées en métiers et carrières peuvent apparaître comme un dévoiement, un reniement. En ce début de troisième millénaire, nombre de politiques parlent d'une nécessaire « rupture», mais avec des contenus bien différents. Verra-t-on reparaître au grand jour les idéaux du siècle des Lumières, cette fois avec l'appui officiel des spécialistes universitaires ? La floraison des cafés philosophiques, des boutiques de sciences ou de droit, des musiciens de rue pourrait en être le présage.

 

N O T E S

1. L'ensemble de cet article, rédigé par Anne-Marie Laulan, doit beaucoup à l'entretien accordé par Geneviève Poujol, chercheur émérite au CNRS, auteur d'un ouvrage de référence (en collaboration avec Madeleine Romer), Dictionnaire biographique des militants, XIXe-XXe siècle : de l'éducation populaire à l'action culturelle, L'Harmattan, Paris, 1996. Nos remerciements vont également à Marie-Françoise Lévy pour certaines précisions et références historiques. Il en va de même pour Robert Castagnac, ancien directeur régional de la Jeunesse et des Sports, aujourd'hui disparu, mais qui m'avait communiqué ses notes.

2. Voir le numéro 45 de la revue Hermès qui porte un regard critique, au plan international, sur la portée réelle - cognitive, culturelle et démocratique - des techniques d'information et de communication.

3. Voir le Dictionnaire de G. Poujol et M. Romer.

4. Pierre Bourdieu décrit ce phénomène sous le terme de « chiasma » dans son ouvrage sur les stratégies de la distinction, quand l'appropriation ou les pratiques effectives s'écartent du déterminisme purement marchand ou des modèles « dominants ».

5. Consulter à ce sujet le livre-témoignage d'Yvonne Mignot-Lefebvre.

6. Avec la création d'un Institut des Sciences de la Communication du CNRS (ISCC) en 2007.

7. Ce flambeau sera repris en Aquitaine avec les Universités d'été de la communication, animées par Marcel Desvergne.

8. Enquête auprès de 1500 personnes (professionnels, universitaires et étudiants) commandée par le ministère de l'Education nationale, effectuée par Anne-Marie Laulan et une équipe de jeunes chercheurs de l'Université de Bordeaux III. On y observait, entre autres, le décalage important entre les aspirations des étudiants de la filière, les attentes des professionnels et les conceptions des enseignants-chercheurs.

 Anne-Marie Laulan  (Revue Hermes n°48) : DU SIÈCLE DES LUMIÈRES À LA NAISSANCE DES SIC : LE MAILLON SOCIOCULTUREL

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BOUDON, R . , Renouveler la démocratie : mode d'emploi, Fondation pour l'innovation politique, 2007.

LÉVY, M.-F. (dir.), La Télévision dans la République : les années 50, Ed. Complexe, 1999- (Lire en particulier le chapitre

consacré à la création d'un télé-club rural, dans l'Aisne.)

MIGNOT-LEFEBVRE, Y., Communication et autonomie : audiovisuel, techniques de l'information et changement social, Paris,

L'Harmattan, 2006.

Musso, P., La Religion du monde industriel. Analyse de la pensée de Saint-Simon, Ed. de l'Aube, diffusion Le Seuil, 2006.

PERRIAULT, J . , Éléments pour un dialogue avec l'informaticien, La Haye, Mouton, 1971.

POUJOL, G., ROMER, M., Dictionnaire biographique des militants, xixe-xxe siècle : de l'éducation populaire à l'action culturelle,

Paris, L'Harmattan, 1996.

THIBAULT-LAULAN, A.-M., L'Image dans la société contemporaine, Paris, Denoël, 1972

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