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jeudi, 06 mai 2010

La leçon d'écriture

Claude Lévi-Strauss raconte dans Tristes tropiques (1)  qu’il part un jour en voyage avec quelques Nambikwara, apportant avec lui des cadeaux qu’il compte distribuer à ses hôtes. Alors qu’ils sont arrivés au terme de leur voyage, il se passe « un incident extraordinaire » qui va déclencher l’imagination de l’anthropologue et lui faire écrire de longs développements sur l’écriture, ses usages et ses fonctions, le pouvoir et la connaissance, etc.

Lévi-Strauss raconte qu’il distribue des feuilles de papier et des crayons aux indigènes qui n’en font tout d’abord pas grand cas, mais qui les amènent tout de même un jour « à tracer sur le papier des lignes horizontales ondulées », cherchant « à faire de leur crayon le même usage » que lui. Mais, alors que généralement pour ceux qui s’y essayaient « l’effort s’arrêtait là », le « chef de bande voyait plus loin ». Avant même la description précise de l’« incident extraordinaire » annoncé plus haut, Lévi-Strauss nous livre d’emblée son interprétation à propos de ce qui s’est passé ce jour-là : le chef, à qui il prête une capacité à « voir plus loin » que les autres, aurait tout simplement « compris la fonction de l’écriture ».

 

 

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  « On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire : mais ils ne dessinent pas davantage, à l’exception de quelques pointillés ou zigzag sur leurs calebasses. Je distribuai pourtant des feuilles de papier et des crayons dont ils ne firent rien au début ; puis un jour, je les vis tous occupés à tracer sur le papier des lignes horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc faire ? Je dus me rendre à l’évidence : ils écrivaient ou, plus exactement, cherchaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le seul qu’ils pussent alors concevoir, car je n’avais pas encore essayé de les distraire par mes dessins. Pour la plupart, l’effort s’arrêtait là ; mais le chef de la bande voyait plus loin. Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement comme si la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit presque aussitôt et me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires. Or, à peine avait-il rassemblé tout son monde qu’il tira d’une hotte un papier couvert de lignes tortillées qu’il fit semblant de lire et où il cherchait, avec une hésitation affectée, la liste des objets que je devais donner en retour des cadeaux offerts : à celui-ci, contre un arc et des flèches, un sabre d’abatis ! à tel autre, des perles ! pour ses colliers… Cette comédie se prolongea pendant deux heures. Qu’espérait-il ? Se tromper lui-même, peut-être ; mais plutôt étonner ses compagnons, les persuader que les marchandises passaient par son intermédiaire, qu’il avait obtenu l’alliance du blanc et qu’il participait à ses secrets. »

          

C’est en se remémorant le soir cette scène observée – scène qu’il qualifie, selon les paragraphes, de « comédie » ou de « mystification » et qui avait contribué à créer « un climat irritant » – que Lévi-Strauss commence à interpréter l’événement dont il a été le témoin. D’emblée l’ethnologue déchiffre, dans le spectacle qui lui est donné à voir, l’usage de l’écriture « en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intellectuelle » : « Il ne s’agissait pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité d’un individu – ou d’une fonction – aux dépens d’autrui. Un indigène encore à l’âge de pierre avait deviné que le grand moyen de comprendre, à défaut de le comprendre, pouvait au moins servir à d’autres fins ». Puis, à l’immédiate suite de ce bref commentaire, Lévi-Strauss esquisse les fondements d’une théorie générale des fonctions de l’écriture, glissant ainsi de la description et de l’interprétation ethnographique d’un moment de la vie des Nambikwara à des considérations beaucoup plus vastes – que nous ne commenterons pas en elles-mêmes ici – sur l’écriture.

Le scribe est « celui qui a prise sur les autres ». Rejetant l’hypothèse d’une fonction principalement et originellement « intellectuelle » (cognitive) ou « esthétique » de l’écriture, il rattache l’invention de l’écriture et le déploiement de ses usages à « la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable d’individus et leur hiérarchisation en castes et en classes ». L’écriture « paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination », sa « fonction primaire » étant de « faciliter l’asservissement », d’« affermir les dominations ». Sautant du Pakistan oriental à l’Égypte, Sumer, la Chine, l’Afrique, l’Amérique précolombienne, pour terminer par l’exemple des États européens au XIXe siècle, Lévi-Strauss voit même la « lutte contre l’analphabétisme » et l’« instruction obligatoire » (« qui va de pair avec l’extension du service militaire et la prolétarisation ») comme des éléments de « renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir ».

Revenant sur l’élément déclencheur, Lévi-Strauss loue finalement la sagesse des « fortes têtes » qui vont se désolidariser de leur chef « après qu’il eut essayé de jouer la carte de la civilisation ». La sagesse tient au fait qu’ils « comprenaient confusément que l’écriture et la perfidie pénétraient chez eux de concert » ; et Lévi-Strauss de rajouter : « Réfugiés dans une brousse plus lointaine, ils se sont ménagé un répit. » À la sagesse des « fortes têtes », cependant, est tout de même opposé « le génie de leur chef » qui avait su percevoir « d’un seul coup le secours que l’écriture pouvait apporter à son pouvoir » et avait atteint ainsi « le fondement de l’institution sans en posséder l’usage ».

De fortes têtes néanmoins sages – figures des « sociétés authentiques » – qui sentent la perfidie liée à l’écriture en intuitant toute la force oppressive contenue en sa substance, un chef génial qui a pour sa part saisi en un clin d’œil le fondement de l’écriture, sa fonction sociale primaire d’asservissement, d’affirmation du pouvoir : Lévi-Strauss fait jouer aux acteurs (bons et perfides sauvages nambikwara) une scène qu’ils n’ont pas vécue. L’interprète sur-sollicite les « données » (la description d’une scène un peu extraordinaire de la vie quotidienne) et déborde généreusement les limites de ce qu’elles lui permettraient d’énoncer. Si les costumes et les décors appartiennent aux Nambikwara, le texte et la mise en scène sont de Claude Lévi-Strauss. Tout se passe comme si l’ethnologue profitait de cette scène pour énoncer une théorie de l’écriture qui n’est en rien fondée sur les données ethnographiques. La scène est davantage construite par l’auteur comme une parabole que comme une séquence de comportements observés mise en relation avec une série d’autres faits similaires ou différents (2) ; elle est davantage l’occasion pour l’auteur de tirer une leçon sur l’écriture et le pouvoir que de faire la science exacte de ce qui se passa ce jour-là chez les Nambikwara. Concrètement, on n’a aucunement le sentiment que Lévi-Strauss interprète ici des produits de l’observation, mais qu’il prend prétexte d’une scène, qu’il constitue comme un événement (un « incident extraordinaire »), pour déployer une théorie générale et universelle de l’écriture conquise ailleurs, hors du travail d’enquête. Jacques Derrida, commentateur précis et prudent de cette leçon d’écriture, relevait dans De la grammatologie la surinterprétation opérée par l’ethnologue lorsqu’il écrivait : « L’écart le plus massif apparaîtra d’abord [...] entre le fait très mince de 1’« incident extraordinaire » et la philosophie générale de l’écriture. La pointe de l’incident supporte en effet un énorme édifice théorique. » (3)  Et l’on pourrait rajouter que l’incident relaté s’effondre sous le poids du commentaire théorique qui ne trouve guère ainsi de soutien empirique  (4).

 

1.       C. Lévi-Strauss, « Leçon d’écriture », chap. XXVIII, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 337-349. Toutes les citations entre guillemets sont tirées de ces pages.

2.       . Par exemple, d’autres passages de Tristes tropiques comme de la thèse sur les Nambikwara montrent au contraire une société d’avant l’écriture marquée, à sa façon et selon des formes spécifiques, par les hiérarchies et la violence.

3.       . J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 184.

On pourrait objecter à l’analyse menée ici que Tristes tropiques n’est pas un ouvrage qui appartient au genre anthropologique-scientifique, mais plutôt aux carnets de voyage. Mais, d’une part, la même description ethnographique (sans le commentaire théorique) peut se lire dans la thèse soutenue en 1948 par l’auteur sur La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara et, d’autre part, Lévi-Strauss a eu l’occasion à maintes reprises de répéter son hypothèse concernant l’écriture (dans Anthropologie structurale en 1958 et dans ses Entretiens avec Georges Charbonnier en 1961), allant même jusqu’à parler d’une « théorie marxiste de l’écriture ».

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