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samedi, 03 juillet 2010

L'enseigne

Les maisons anciennes étaient désignées par des enseignes sur lesquelles se trouvaient des images de saints ou des indications empruntées à la topographie de la ville et à la profession des habitants. Le plus souvent, ces enseignes étaient supportées par des potences en fer forgé, dont quelques-unes, décorées d’enroulements et d’ornements en tôle repoussée, ont mérité d’être conservées dans les musées publics et dans les collections particulières. Les dessinateurs Bérain, Hastié, Fordrin et d’autres serruriers du XVII siècle ont publié des modèles de potences qui sont d’une très gracieuse invention.

Il existait aussi des enseignes de maisons sculptées dans la pierre, qui ont été recueillies par suite de l’intérêt qu’elles offraient pour l’étude des mœurs et des costumes du moyen âge et de la Renaissance. Ce sont, en réalité, des enseignes parlantes, sur lesquelles sont représentés des intérieurs de boutiques, des scènes historiques, des ouvriers à leur travail et des animaux fantastiques. Plusieurs de nos peintres ont parfois employé leurs pinceaux à tracer des enseignes.

Avant Chardin et Géricault, on peut citer Antoine Watteau, dont le tableau qu’il avait exécuté pour la boutique de son ami, Gersaint, marchand de tableaux au pont Notre-Dame, est aujourd’hui conservé dans le palais de Berlin. On voit encore, au-dessus de l’entrée des auberges de province, les panneaux de tôle peinte qui servent d’indication aux voyageurs et aux étrangers en quête de domiciles momentanés.

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 Un support d'enseigne

 

 

La boutique et son enseigne

Des baies, des ouvertures, des enfoncées noires et profondes ; ce sont les boutiques d’autrefois, les boutiques qui nous ont été soigneusement transmises par le dix-huitième siècle. Les boutiques où s’entassent mille marchandises, où se fait un négoce actif et constant ; les boutiques dont le fond est comme une véritable remise d’objets divers, tandis que, devant, sur le seuil, apparaissent, accortes et pimpantes, les belles marchandes esquissées d’une pointe légère en quelque galant almanach, suivant la mode du jour. Les boutiques grandes ouvertes, mais sans fracas, sans luxe de devanture, sans nulle recherche de réclame extérieure, encombrante, envahissante; les boutiques qui, chose bien particulière, donnent aux rues anciennes l’impression d’une sorte d’exposition permanente, sans jamais se déverser sur la rue.

Elles ne connaissent point les attirances des vitrines éclatantes et, cependant, elles sont agrippantes, raccrocheuses, par le va et vient continu des boutiquiers sur le pas des portes ; elles font partie intégrante de la rue et, cependant, c’est pour l’arrière qu’elles réservent leurs trésors.

Elles s’ouvrent sur la rue, elles se laissent voir, elles constituent le décor des voies publiques, elles ont besoin du passant ; il leur faut la vie, la circulation, le mouvement, et à les voir emmagasiner en des recoins ce que nous prenons tant de peine à exposer, à aligner en bonne place, à mettre en « montre », l’on peut se demander si, même contre leur intérêt immédiat, elles ne participèrent pas à cette antipathie d’autrefois – véritable mépris de grand seigneur- pour tout ce qui tenait à l’extérieur. La boutique roturière héritant, sans s’en douter, des prétentions, des ridicules gentilshommesques de la noble, porte-cochère, voilà qui n’est point banal !

Car alors – et c’est là, très certainement, la caractéristique de l’époque – il n’y a pas plusieurs sortes de boutiques, la boutique riche, élégante des quartiers aristocratiques, la boutique étroite, sombre, minable des quartiers populaires. II y a – et ne revient-on pas à cela de nos jours, tant le présent se greffe sur le passé – les quartiers commerçants, industriels, en lesquels se concentre le trafic, les rues marchandes ou mercières, Lyon nous en donne l’exemple, et les quartiers du dolce farniente, aux somptueux hôtels, aux orgueilleuses façades soigneusement emmurées.

Rarement hôtels et boutiques fraternisent, quoique cependant, à Lyon, comme à Paris, l’on puisse citer telles rues où, – profanation, – l’on vend, l’on commerce ouvertement à côté des nobles portes-cochères hermétiquement fermées, dont l’huis, sous la garde du suisse, ne s’ouvre qu’à bon escient.

Et c’est ainsi que, côte à côte, se trouveront enregistrés, lorsque le numérotage des maisons s’imposera, hôtels murés, fermés, tournant le dos à la rue, en mille façons précautionnés contre elle, et boutiques ouvertes à tout venant, boutiques qui sont à la fois le musée et la vie de la Rue, qui amusent et charment le promeneur et qui s’efforcent de répondre à tous les désirs de l’acheteur.

La boutique à travers les âges, ce serait certes un piquant panorama plein d’imprévu et riche en comparaisons. Ici même, seront notées par le crayon certaines différences caractéristiques entre un passé qui n’est plus et un présent qui n’est pas encore parvenu à son complet épanouissement ; mais, pour l’instant, j’entends ne point sortir des généralités.

Tout le moyen âge, au point de vue négoce, tient dans la boutique privée de porte extérieure, prenant jour par cette vaste baie à hauteur d’appui, sur le rebord de laquelle on aligne, on entasse la marchandise à moins qu’on ne la suspende, qu’on ne l’accroche au dessus. Pour acheter point besoin d’entrer : c’est la petite baraque de nos foires, en pierre au lieu de bois, fixe et non nomade.

La boutique qui se peut voir sur toutes les compositions destinées à fixer la physionomie des métiers d’autrefois – telles les planches célèbres signées Jean de Vriesc, Josse Amman, Abraham Bosse ; – la boutique que ne manquent jamais d’indiquer les dessinateurs des amusantes vues d’optique ou des prospects (sic) de villes – la boutique qui se retrouve encore en maintes cités anciennes; la boutique dont Lyon, à lui seul, fournirait plus d’un intéressant spécimen.

A vrai dire un appartement de plein pied, dans lequel on commerce; où la « monstre » se fait de et par l’ouverture de la baie, de cette baie qui sera bientôt la fenêtre et derrière laquelle se verront au travail les artisans, orfèvres, armuriers, coffretiers, potiers, tailleurs, fourreurs, cartiers, cordonniers. Toute la lyre !

Telle une boite hermétiquement fermée s’ouvrant à l’aide de volets qui s’accrochent et de planches à charnières qui retombent.

Calfeutré en son huis, le marchand paisiblement attend l’acheteur; c’est la première période du négoce; la simple réponse à la demande du client. Mais bientôt le même marchand vient à l’acheteur et la boutique se déverse sur la rue : c’est la seconde période. A beaux deniers comptants il a obtenu la permission d’étaler et la Police, nous disent les anciens traités sur la matière, considère comme étalages « tout ce que les marchands et les artisans mettent et avancent sur les rues pour leur servir de montres ou d’enseignes » – en un mot tout ce qui est extérieur.

Et savez-vous en quoi consistent ces multiples objets ? Les règlements de voirie vont nous l’apprendre. En auvents, en bancs, en comptoirs, en tables, en selles, en pilles, en taudis (sic), escoffrets, chevalets, escabelles, tranches. Saillies mobilières venant faire concurrence aux saillies réelles, empiétant comme elles sur la rue et gênant, rétrécissant d’autant plus le passage qu’elles accaparent la chaussée elle-même. En tous pays, en toutes villes, dès la fin du quatorzième siècle, les ordonnances contre cet envahissement très particulier ne se comptent plus.

C’est le commencement de la lutte qui se renouvellera sans cesse, qui dure encore, toujours aussi ardue, et qui, sans doute, jamais ne prendra fin. Et combien humaine cette lutte ! Le boutiquier ne voyant que lui, n’ayant cure que de son intérêt privé, veut étaler dehors et s’étaler le plus possible ; les municipalités prétendent sauvegarder les intérêts et le bien de tous, la Rue, et pour ce faire, elles frappent le boutiquier de droits spéciaux, dits droits de voirie.

D’abord, on avait voulu supprimer radicalement les étalages, tout empiétement extérieur: il fallut y renoncer, et l’ordonnance de 1404, tout en les restreignant, ne put que les consacrer juridiquement.

Ecoutez ce que dit à ce propos l’auteur, toujours renseigné, du Traité de la Police: «Les marchands augmentèrent peu à peu leurs étalages ; la mauvaise interprétation qu’ils donnoient à cette ordonnance put leur servir de prétexte; la jalousie de commerce se mettant de la partie, ils s’habituèrent a les pouffer si avant dans les rues qu’ils en occupoient presque toute la largeur, en sorte que l’on ne pouvoit y passer librement, ni à pied, ni à cheval. Cette licence donna lieu au Magistrat de Police de renouveler les anciennes défenses et de publier une ordonnance, le 12 décembre 1523, par laquelle il défendit à tous marchands et artisans d’eftaller leurs marchandifes sur rues, hors leurs ouvroirs, afin de n’empescher la voye publique. »

Hors leurs ouvroirs. Retenez bien ceci, car, à Lyon comme à Paris, comme partout, ce sera le point discutable. L’ouvroir ! n’est-ce pas la baie qui ouvre sur la rue, la tablette sur laquelle les marchandises se placent « en monftre », l’étalage intérieur; donc, pour ainsi dire, la boutique elle-même avec tous les objets de son commerce.

Mais la boutique, elle, prétend se continuer sur la chaussée; comme si elle grosse toile qu’elle se met devant, – trois choses souvent proscrites, elles aussi, et autant de fois rétablies par les règlements.

Si bien que, par certains côtés, cette lutte entre les marchands et les magistrats de police, pour ou contre la prise de possession de la rue, se pourrait facilement comparer à la lutte soutenue par le pouvoir royal contre l’aristocratie qui, elle aussi, ne veut pas rentrer dans le rang; qui, elle aussi, entend parader au dehors et n’en faire qu’à sa guise.

N’est-ce pas Montaigne qui, en un de ses voyages, parle des boutiquiers qui vous agrippent au passage et, volontiers, vous feraient trébucher contre leurs ballots de marchandises pour tirer ainsi quelque profit de votre chute. Tels les chevaliers bardés de fer et la lance au poing, qui venaient, autrefois, attendre les marchands et leurs convois au coin des bois profonds ou des brusques tournants. La comparaison n’est-elle point toute indiquée !

Ce sont des volets pleins, ce sont des portes pleines – là où l’entrée n’a pas lieu par l’allée - qui ferment les boutiques du moyen âge. De jour, elles se déversent par leurs bancs, par des meubles qui constituent de véritables râteliers à marchandises, tandis que quantité d’autres objets s’accrochent dessous et autour l’auvent. Tout un brinqueballage! Tout un étalage extérieur! Telles encore les boutiques de Berne, sous leurs pittoresques arcades; telles encore les boutiques de certaines villes allemandes, Nuremberg et autres.

Mais vers le milieu du dix-huitième siècle, cette exterritorialité encombrante a dû disparaître; il ne reste plus que quelques objets peu volumineux, comme en les jolies images de Binet pour les Contemporaines, de Restif.

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enseignes-2.jpgAutant les premières, avec leur langue, graphique ou littéraire, plus ou moins fermée au public, s’adressaient à une élite ; autant les secondes, je veux dire les enseignes indicatrices et commerciales, avaient en vue la masse, le populaire, et par cela même durent chercher à attirer ses regards et à fixer son imagination. A l’armoirie, à la sentence, elles opposèrent donc l’image, sculptée ou peinte, c’est à dire la chose qui frappe le plus les yeux et les intelligences.

Tout d’abord, l’enseigne ne fut nullement ce que le public, aujourd’hui encore, croit voir dès qu’il entend prononcer ce mot ; un objet flottant ou un tableau accroché, suspendu à une potence : c’était ou une sculpture en relief soit dans une niche, soit sur les murs mêmes de la maison, ou une statue en ronde bosse, de pierre et de bois, doré ou peint, souvent aux dimensions colossales. Une statue à la fois indicatrice et protectrice; une image amoureusement taillée dans la pierre et faisant, pour ainsi dire, partie intégrante de l’habitation, de l’hostel, ou si l’on préfère l’orthographier ainsi, de l’hostel.

Au moyen âge de fantaisie, au décor d’opéra-comique il convient, à nouveau, d’opposer la réalité. Comme toutes les autres, l’enseigne commerciale fut, a l’origine, uniquement indicatrice: plus tard, seulement, elle cherchera le côté annonce et réclame, poussée dans cette voie par les besoins de certaines industries et par les nécessités de la concurrence.

Je m’explique. En principe, il fallait passer devant l’enseigne pour la voir; elle ne se silhouettait pas au loin, elle ne « s’annonçait » pas de loin. Dans les petites villes cela ne portait pas à conséquence : mais dans les cités d’un plus grand développement c’était en quelque sorte l’impossibilité d’attirer, d’amorcer le client. Et voilà pourquoi aux enseignes sculptées remplissant imparfaitement leur but, on opposa, de bonne heure, des exhibitions plus développées, c’est à dire l’enseigne se balançant au vent comme la girouette du seigneur, l’enseigne tournant sur son axe pour annoncer un gîte. Car ce furent les hôtelleries qui recoururent, tout d’abord, au nouveau système; les hôtelleries qui avaient besoin de se faire voir du voyageur. Ne fallait-il pas que ce dernier pût être guidé par une étoile consolatrice; ne fallait-il pas qu’il pût être exactement renseigné! Et comment faire à une époque où les indicateurs n’étaient pas positivement répandus; où l'on n’avait aucun moyen, imprimé ou même écrit, d’être fixé par avance sur le choix d’un logement.

« Tu n’auras pas besoin de chercher l’enseigne du Faucon, écrit Erasme à un un ami,  tu la verras se détacher de loin, de très loin, elle domine toutes les autres. »

Voici donc l’enseigne accrochée, se balançant au haut de sa potence, enseigne visant au toujours plus haut, se livrant à des avancées fantastiques ; enseigne qui, après avoir été la marque distinctive de l’auberge, peu à peu sera prise indistinctement par tous ceux vivant d’un commerce, d’une industrie quelconque. «L’enseigne fait la chalandise» a dit le bon Lafontaine.

Née en quelque sorte à la suite des croisades et des pèlerinages qui ont exercé une si grande influence sur les facultés locomotrices de l’humanité, qui ont été les véritables moteurs de la fréquence des déplacements, l’enseigne fut d’abord religieuse, je veux dire recourut aux images religieuses comme étant, alors, les plus appréciées. Ne fut-ce pas, du reste, en tous les domaines, la marche habituelle des choses. Et les sociétés elles-mêmes, avant de devenir civiles, ne passèrent-elles pas par la période ecclésiastique ?

De même que les statuettes de saints placées sur les poteaux cormiers et les solives des maisons étaient considérées par les habitants comme une sorte de sauvegarde, et disaient tout haut la vénération dont on entourait ces personnages; de même les images de saints prises pour enseigne peinte, se balançant au vent, indiquaient le cas que l’on faisait des mêmes personnages, dans un but de réclame, d’achalandage commercial. Il n’était pas rare en certaines villes, — telles Evreux ou Abbeville, — de voir les saints se multiplier, être pris par tout le monde, servir à des usages nombreux et différents quoique peu faits pour eux.

enseignes-3.jpgComme les gens d’église, chanoines et chapelains, les auberges et les hôtelleries avaient leurs saints : saint Jacques, saint Hubert, saint Antoine, saint Fiacre, saint Jean-Baptiste, saint Christophe, saint Jean l’Evangéliste, saint Etienne, saint Julien, saint Claude, saint Georges, sainte Catherine, sainte Barbe, etc. Bien mieux; des cabarets, des hôtelleries furent à l’enseigne du Saint Esprit et de la Vierge Marie. Ce qui scandaliserait aujourd’hui paraissait, alors, chose naturelle.

Dans toutes les villes, les enseignes de la Petite Notre-Dame, du Dieu de Pitié, de l' Annonciation, du Sacrifice d’Abraham, de l’Archange Saint-Michel sujets religieux, tiraient leur origine des statues en pierre ou en bois placées dans les niches des maisons, à chaque coin de rue, comme il en reste en si grand nombre à Anvers, et ici même, à Lyon. C’étaient donc bien les personnages, primitivement sculptés pour tous, qui, peu à peu, avaient été pris par le commerce individuel, à l’origine borné aux hôtelleries et alors que ces hôtelleries recevaient uniquement les marchands parcourant la contrée de foires en foires, ou les voyageurs accomplissant quelque pieux pèlerinage. Bientôt, la société s’étant orientée vers des idées nouvelles, aux saints vinrent se joindre les choses, les dénominations, civiles, attributives, fantaisistes, allégoriques. Signes héraldiques, jeux, emblèmes, astres, règne animal, faune, ciel et terre en un mot, tout servit à l’enseigne : en consultant dans chaque ville ces restes curieux de la réclame, on entre de façon intime dans les mœurs, dans les institutions, dans les usages, dans les relations commerciales du passé; on s’initie aux plaisirs, aux occupations, aux croyances, à la manière de vivre des époques antérieures.

Jadis, comme de nos jours, le souvenir des grands hommes tint une grande place dans les appellations commerciales. Certaines villes eurent, ainsi, une hôtellerie A l’image de Charlemagne, ou A l’image du roi Pépin ; partout où passa saint Louis vous eussiez trouvé l’hôtellerie A l’image de saint Louis; plus tard, les voyages de Henri IV amèneront la création des hôtelleries du Griffon, tandis que la majesté, la renommée, la gloire de Louis XIV fera surgir de toutes parts des Au Grand Monarque, Au Grand Roi, Au Grand Souverain.

Jadis, comme aujourd’hui, les actions d’éclat, les faits miraculeux, les prouesses des romans de chevalerie, exercèrent sur les choses extérieures une très réelle attraction. Le Cheval Bayard ou le Grand Cheval Blanc, les Quatre Fils Aymon, le Vert Chevalier, se rencontrent dans les pays les plus éloignés; tout comme l’enseigne A la Sirène ayant trait à l’histoire si dramatique de la fée Mélusine ; tout comme le Dragon, ailé ou non, accoté ou non d’un chevalier.

A l’origine, la fleur de lys fut prise par toutes les auberges hébergeant les gens du Roi. Là où l’on voyait flotter l'Ecu de France, l'Ecu de Bourbon, le Dauphin Couronné, le Croissant, la Couronne, l’on pouvait sans erreur affirmer que de grands personnages avaient logé. Les Trois Rois Mores, allusion aux rois Mages, — quoiqu’il n’y ait eu en cette trinité monarchique qu’un seul souverain éthiopien, — et, par abréviation, les Trois Rois, — étaient, partout, l’enseigne préférée des voyageurs de marque. Les Trois Rois, de Bâle, les Trois Rois, de Cologne, les Trois Rois, d’Anvers, furent, ainsi, entre tous, des logis réputés.

enseignes-4.jpgVeut-on continuer cette nomenclature ? C’est au règne animal que revient la plus grande part. En ce domaine, voici l’Ane, l’Aigle, l’Aigle noir, l’Aigle du Saint-Empire qui s’éploiera à la porte des hôtelleries, aussi recherché que les saints; le Bœuf, le Cerf, la Chèvre, le Cheval sous toutes ses couleurs, — certaines contrées auront une prédilection pour le Cheval Blanc, d’autres pour le Cheval Rouge; — la Chèvre, — l'Ecrevisse, dans les pays de rivières, — la Cigogne, le Corbeau, le Coq, qui sera heureux de pouvoir se qualifier d’Or; le Cygne, le Faucon, qui peuplera la Suisse et l’Allemagne; la Grive, assez fréquente en les contrées giboyeuses; le Lion, toujours noble, toujours héraldique, toujours coloré, Lion Rouge ou Lion Noir, quand il ne pourra pas être le classique Lion d’Or; le Léopard… d’Or et non moins héraldique; la Limace, que son titre dispense de toute explication; la Licorne, le Pélican, la Pie, le Paon, le Poulain Rouge, également affectionnés comme le Mouton Blanc, comme le Renard ou le Porc-épic; comme la Salamandre. Il y aura même le Chant des Oiseaux qu’un voyageur facétieux qualifiait à Dijon, au dix-septième siècle, l'Aurore, et dont un moderne cafetier fera, en je ne sais plus quelle ville, le Champ des Oiseaux, avec force volières habitées; — enseigne vivante. Puis les morceaux, les parties d’animaux; tels l’hôtel de la Hure ou de la Hure de Sanglier, de la Corne de Cerf, du Fer à Cheval, de la Queue du Renard.

On jugera excellemment, par notre image, de la place qu’occupaient au moyen âge les choses militaires. Toutes les pièces de l’armure du chevalier donnèrent leur nom à des hôtels : l’Homme Armé, l'Espée, le Haubert, le Heaume, le Bassinet, l'Esperon, d’un emploi courant dans les Flandres et dans les contrées du Nord.

Le Pappegai, — maison commune de corporation ou hôtellerie, — prenait pour signe extérieur un oiseau, but ordinaire des archers et arbalétriers dans les tirs à l’arc, à l’arbalète, à l’arquebuse. Cette enseigne se développera surtout sous Louis XIII. Mais de toutes les armes à jet, l’Arquebuse fut celle qui se répandit le plus — comme, en fait de projectiles, la Bombe, ou la Grenade. Ne verra-t-on pas, plus tard, le Canon servir à dénommer des auberges.

Le Géant se trouvera souvent, mais l’on chercherait vainement le Nain, et cela se conçoit. Pour la grandeur, pour la haute taille, le moyen âge a le plus profond respect, alors que pour la taille difforme ou exiguë il ne ressent qu’indifférence ou pitié. C'est la même idée qui, chose à peine croyable, dotera certaines villes, dès le dix-septième siècle, de cette appellation si éminemment moderne de  Grand Hôtel. Ainsi, en 1664, Abbeville aura un Grand Hostel. Antérieurement déjà, c’est à dire au seizième siècle, on avait vu des Grand Hercule.

Et cependant, si le mot grand fut très affectionné, s’il y eut en nombre des Grand Turc, des Grand Ecuyer, il ne faudrait nullement en conclure que son opposé, le mot petit, a été absolument méprisé. Loin de là; car quantité d’enseignes avaient recours tels Au Petit Pot, Au Petit Cordier, Verdier, et même Au Petit Milan, par opposition Au Gros Milan, comme dans les almanachs.

Puis, voici le tour des appellations symboliques, professionnelles, partout répandues, qui appartiendront au commerce comme à l’hébergerie : le Chapelet, la Chaise, la Cloche, le Plat’d'Argent, l’Hermine, le Mortier, la Balance, la Lanterne, la Clef, le Marteau, la Fontaine de Jouvence, tout particulièrement recherchée au seizième siècle, la Clochette; tous les chapeaux, le Petit Chapeau orné de fleurs, le Chapeau Rouge, le Chapeau Vert, le Chapeau Bordé — enseigne d’estaminet répandue surtout dans les pays du Nord.

enseignes-5.jpgLe Pot-d’Etain, les Grand et Petit Ecot, la Rôtisserie, la Bouteille, désigneront, sans qu’il soit besoin de s’appesantir autrement, des lieux appelés à restaurer, à héberger les voyageurs. De même apparaîtront, également dans les contrées les plus différentes, A l’arbre à poires (enseigne de Cambrai), le Vert-Collet, le Petit Carolus (ces deux à Abbeville), le Bois de Vincennes, très à la mode au dix-huitième siècle, la Perle, la Selle d’Or, les Merciers, la Botte, le Tonneau, la Cornemuse, la Harpe, les Flacons, la Tour d’Argent, le Puits d’Or, la Pomme de Pin, — enseigne parlante et générique devenue, par la suite, figurative — la Galère, le Vaisseau. Choix considérable d’attributions et de qualificatifs. Comme les animaux, les végétaux se laisseront volontiers prendre. Exemples : la rose qui, sans être emblématique à la façon anglaise, apparaîtra sous ses multiples couleurs, Rose d’or, Rose rouge, Rose blanche, grande et petite Rose, — la poire et la pomme qui, toujours, seront d’or; le coing, le romarin — particulier à certaines contrées — la grappe de raisins et, par suite, la treille.

La Lune, les Etoiles, le Soleil, seront accommodés à toutes sauces, passés à toutes couleurs; de même que toutes les contrées, toutes les villes, toutes les localités se retrouveront plus ou moins nombreuses, suivant l’influence par elles exercée en certaines régions, l’on peut même dire suivant que la mode sera à certains pays. La Flandre, l’Angleterre, le Brabant, jouiront, partout, d’une très réelle popularité ; telle aussi la Bourgogne, dont le souvenir fut longtemps vivace dans les annales du faste ; tel encore le Lion de Flandre au point de vue plus spécialement héraldique.

Les professions, les métiers populaires donneront lieu à de multiples attributions. Exemples : le Laboureur, le Chasseur, le Postillon, le Fermier, le Maréchal, — encore visibles dans la plupart de nos petites villes, — aussi nombreux que le Pèlerin, la Pèlerine, le Moine, l'Hermite, le Templier, même le Chevalier. Vestiges d’un autre âge, ces derniers ne sont-ils pas restés dans les contrées encore fortement imbues de l’esprit religieux.

Telles enseignes sont essentiellement « moyenâgeuses » : Le Cœur Royal, le Cœur enflammé, (Senlis 1634), le Cœur Navré (Compiègne), le Cœur Saignant. Telles autres : la Grosse Tête, l’Etrille, la Grosse Lanterne, la Herse, les Ciseaux, la Tête Noire, les Cadrans, se rencontreront aux époques les plus différentes.

Vous chercheriez vainement, aujourd’hui, l’enseigne des Trois Pucelles, si répandue, jadis, à laquelle répondaient quelquefois les Trois Puceaux, — et le Dieu d’Amour, et l’Ange Raphaël, et le Bois-Joli, mais vous trouveriez encore des Chat qui dort et des Truie qui File. De tous les animaux le chat fut, certainement, un des plus affectionnés, — avec le singe s’entend, qui, lui, plaisait à l’esprit satirique de l’époque, avec le cochon qu’on s’amusait à habiller, à « hommifier ». Ne vit-on pas, un instant, à Compiègne, durant la Réforme, l’hôtellerie du Cochon mitre ! Que d’auberges a enseignes « chatières »; que de maisons à figures de chat, mascarons ou culs-de-lampe : Chat’ qui tourne, Chat qui dort, Chat qui vieille (c’est à dire qui joue de la harpe), Chats grignants — tels ceux qui se voient à Reims, figurines grimaçantes suivant l’expression empruntée au vieux langage rémois, grigner, grincer, grimacer, — Chats errets, enseigne d’auberge à Senlis (1565), Chats bossus, à Lille.

Que de philosophie, souvent, dans les choses qui semblent absolument banales. Tel à Senlis, L’Ostel des Singes ou Cinges, signalé dès 135o, et qui, d'après un savant local, l’abbé Millier, se remarquait par son enseigne à singes représentant sous les traits de la race simiesque, la dispute, vieille et persistante comme le monde, du sensualisme et du spiritisme. Enseignes à singes, fresques décoratives à singes, sujets fantaisistes qu’affectionnèrent nos ancêtres et qui nous amènent à la réclame calembourdière.

L’enseigne : son histoire, sa philosophie, ses particularités, les boutiques, les maisons, la rue, la réclame commerciale à Lyon / John Grand-Carteret (1850-1927) ; croquis vivants de Gustave Girrane - H. Falque et F. Perrin (Grenoble) 1902

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