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lundi, 21 juin 2010

La leçon d'anatomie

«[...] La leçon d'anatomie de Rembrandt, oui, j'en suis aussi demeuré tout surpris. Te rappelles-tu les couleurs des chairs ? C'est de la terre, surtout les pieds [...]  Il y a aussi, parfois, je devrais dire toujours, un rapport d'opposition entre le ton du costume et celui du visage.»

Vincent Van Gogh à son frère Théo

Le détournement d'oeuvre d'art est un principe souvent performant en matière de publicité. Ainsi de ce tableau de Rembrandt, la leçon d'anatomie. Le célèbre tableau de la leçon d'anatomie voit le jour en 1632 ; Rembrandt a 26 ans.Il est définitivement installé à Amsterdam depuis un an. Auparavant, il a déjà passé deux ans dans cette ville foisonnante auprès du peintre Lastman qui lui a transmis l'héritage du Caravage sur l'utilisation du clair/obscur. N'ayant plus rien à apprendre du Maître, Rembrandt est retourné entre temps à Leyde, sa ville natale. Il a été remarqué par Huygens, homme politique au service de la Maison d'Orange et grand amateur d'art, qui l'a recommandé à Uylenburgh, marchand d'art à Amsterdam. Ce dernier, habile à déceler les talents, a confié d'emblée à Rembrandt la réalisation d'un portrait de groupe sur la commande du Professeur Nicolas Tulp.

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Dans la Hollande du XVIIème siècle, le portrait de groupe est un genre très en vogue, une véritable institution sociale. Il est le symbole même d'une bourgeoisie naissante et émancipée, forgée par le négoce et déjà triomphante. Après trente ans de lutte contre le joug espagnol, sept provinces septentrionales des Pays-Bas, dont la Hollande, ont arraché leur indépendance et conquis la liberté de commerce. Les Provinces-Unies, entité politique assez lâche, terre d'accueil du calvinisme, vont connaître un formidable essor économique, fondées en grande partie sur le commerce avec les Indes Orientales et Occidentales. Au milieu du XVIIème siècle, la moitié du commerce européen transite sur des navires hollandais qui ont la redoutable réputation de pouvoir être aisément transformés en navire de guerre. En 1650, les titres des deux compagnies des Indes rapportent 500 % par an. Des comptoirs fleurissent dans l'Océan Indien, à Java, à Formose, au Japon. Les Portugais sont chassés de Malacca et de Colombo. La compagnie des Indes Occidentales pratiquent la traite des Noirs, s'établit au Brésil, en Guyane, aux Caraïbes et fondent même sur le continent américain la Nouvelle-Amsterdam, qui, ultérieurement échangée aux Anglais contre le Surinam deviendra la Nouvelle York. L'opulente bourgeoisie d'Amsterdam, à l'ascension fulgurante, vit bien et aime se regarder vivre.

Les familles aisées, les personnages importants, les syndics de corporations et compagnies de milices commandent en grande quantité des portraits de groupe, réalisés par une multitude d'artistes qui en vivent. Il est de bon ton également d'être représenté en compagnie de personnages de renom qui détiennent quelques unes des clés politiques du pays. Les notables payent, souvent fort cher, pour figurer dans, ces portraits de groupe officiels. Nicolas Tulp est précisement l'un de ces personnages centraux dans la vie de la cité au XVIIème siècle. Il a 39 ans, l'année de la leçon.

C'est un homme de connaissance, chirurgien et anatomiste. Il est depuis 4 ans Praelector Anatomiae de la gilde des chirurgiens. Ses travaux sur les monstres sont célèbres ; il a décrit l'anatomie de la valvule iléo-caecale qu'on attribue à tort, en France, au Suisse Bauhin. Mais, surtout, Tulp est un grand politique : il sera huit fois trésorier de la ville et à quatre reprises son bourgmestre. Tulp a décidé de mettre en scène une leçon d'anatomie, son élément naturel. Les personnages qui figurent sur le tableau, au nombre de sept, sont en majorité de grands bourgeois de la ville. Deux seulement sont médecins.

L'occasion d'une dissection se présente le 16 janvier 1632.

La précision de la date a son importance ; la gilde des chirurgiens d'Amsterdam n'autorise encore qu'une dissection publique par an sur le corps d'un condamné à mort. Les mois d'hiver sont propices à la conservation des corps car les séances durent habituellement plusieurs jours... Aris Kindt vient d'être pendu pour vol ; aussitôt il est transporté dans l'Amphithéâtrum Anatomicum de la gilde des chirurgiens.

Dans le tableau, le décor est à peine visible. Dans l'ombre qui circonscrit la scène, on devine une voûte de pierre, un réglement affiché au mur, un livre ouvert - probablement un traité d'anatomie, peut-être celui de Vesale paru en 1543. La leçon ne s'adresse pas uniquement aux personnages figurant sur le tableau. Le regard du Professeur Tulp survole ceux qui se pressent autour de la table pour s'adresser à un public qu'on n'a pas de peine à imaginer. Rembrandt, bien sûr, est présent. D'emblée il va donner la mesure de son génie dans la composition du tableau. Dans les portraits de groupe, si nombreux au XVIIème siècle, le formalisme de la composition est la règle ; dans une Hollande pénétrée de l'esprit d'égalitarisme, tous les personnages sont placés de façon que nul ne puisse revendiquer une prééminance spéciale. Il s'agit de ménager les susceptibilités : d'où des compositions rigoureusement symétriques. Rembrandt veut impérativement rompre avec cette uniformité statique, sans toutefois accorder d'importance à l'un quelconque des personnages, sauf à Tulp dont il convient, naturellement, de faire ressortir la maîtrise de la situation.

Sur le côté droit du tableau, l'anatomiste s'inscrit donc dans une pyramide couronnée par un large chapeau noir, symbole de la haute position sociale qu'il occupe. Les observateurs, qui font contrepoids à la présence écrasante de Tulp, sont disposés selon deux figures géométriques entrelacées : une pyramide dont le sommet est le personnage qui dépasse d'une bonne tête tous les autres (il est probablement juché sur un tabouret), et un losage oblique dont l'un des sommets est représenté par l'observateur qui tient en main le document sur lequel sont inscrits les noms de tous les participants. La composition en losange délivre une impression d'étirement dans l'espace animé par l'orientation des regards, des visages, des grands cols plissés. Au centre, le cadavre est enfoncé comme un coin dans la masse des vivants, impression encore accentuée par l'attitude penchée de l'observateur faisant ombre sur la tête du mort. Grâce à cette composition remarquable, le cadavre et l'anatomiste demeurent les personnages principaux. L'utilisation de la lumière et des contrastes par Rembrandt est tout aussi remarquable ; alors que dans le portrait de Keyser, le squelette n'était qu'un alibi à la pose des personnages, Rembrandt fait du cadavre un évènement central dont il tire un effet de dramatisation spectaculaire. Comme dans beaucoup d'autres tableaux, surtout réalisés dans la deuxième moitié de sa carrière (on pense en particulier à «La fiancée juive»), Rembrandt fait jaillir la lumière des personnages eux-mêmes qui sont proprement illuminés de l'intérieur. En l'occurrence, le foyer lumineux est le cadavre. Certes, une source de lumière vient de l'extérieur, de la gauche du tableau, comme en témoignent les ombres portées des visages sur les fraises, mais c'est pour créer un premier contraste horizontal entre la masse sombre de Tulp et la pyramide faiblement éclairée des observateurs, ce qui renforce encore la présence psychologique dominante du Professeur Tulp. Le second contraste s'organise de bas en haut, entre l'assemblée sombre des vivants et le mort, dont l'éclat singulier, d'une froideur ivoirine, porte en lui la révélation décisive mise à jour par la dissection. La zone lumineuse du cadavre s'absorbe progressivement dans l'ombre, vers le haut, créant un espace clos et cependant mal cerné, un espace malléable, dans lequel les corps dessinent un ensemble plastique. A l'immobilité stricte du cadavre s'oppose le mouvement des participants.

On l'aura compris. La leçon d'anatomie, comme tous les tableaux de Rembrant, s'inscrit sous le double registre du mouvement et de la profondeur, celle de la signification humaine. Rembrandt est extérieur à la scène. Il est encore très jeune au moment où il produit ce tableau (26 ans) . Il est introduit dans un univers étranger au sien, celui des grands bourgeois, des hommes de sciences et de la dissection anatomique.

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La leçon de technologie
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 Albert Uderzo, Le Devin, 1972

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The Anatomy Lesson of Dr. Nicolaes Tulp, 2006
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