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lundi, 22 mars 2010

La construction des identités au travail

NORBERT ALTER ET JEAN-LOUIS LAVILLE

Renaud Sainsaulieu a imposé l'analyse de l'entreprise comme institution, lieu de socialisation et d'intégration des travailleurs.

Le taylorisme, qui s'est imposé comme mode d'organisation du travail dominant au xxe siècle, est basé sur deux principes fondamentaux. Le premier considère que la séparation « scientifique » entre conception et exécution des tâches est un facteur de productivité. Le second définit le salarié comme un individu essentiellement intéressé par le gain. Depuis le début des années 20, sociologues et psychologues n'ont cessé de mettre en évidence les limites de ces principes, y compris du point de vue des performances de la firme capitaliste. La sociologie du travail souligne l'existence de décalages persistants entre tâche prescrite et activité réelle de travail : les consignes ne peuvent anticiper toutes les situations et leur interprétation constante s'avère indispensable pour la réalisation des tâches quotidiennes. La sociologie des organisations met en évidence que la rationalité des acteurs n'est ni purement économique ni purement affective, qu'elle correspond à la volonté et à la capacité à définir les règles de l'organisation ou à s'y soustraire.

Avec Les Relations de travail à l'usine (éd. d'Organisation, 1972) puis L'Identité au travail (Presses de Sciences po, 1977, rééd. 2000), Renaud Sainsaulieu renouvelle ce courant de recherche en y intégrant l'analyse de la dimension culturelle du travail. A partir d'enquêtes menées dans des entreprises publiques et privées, il repère des processus identitaires très différents en fonction des moyens dont disposent les individus pour obtenir la reconnaissance d'autrui. Autrement dit, l'identité au travail dépend des conditions d'accès au pouvoir dans les interactions de travail. A partir de cette variable, quatre idéaux-types sont formalisés.

 

 

 


- Des salariés dotés du pouvoir individuel très limité d'infléchir leurs conditions de travail vont compenser cette faiblesse par une lutte collective. Celle-ci nécessite une forte solidarité entre pairs (identification horizontale) et un regroupement sous la bannière d'un leader (identification verticale). Valeurs communes, camaraderie, unité du groupe... sont les caractéristiques du modèle dit « fusionnel ». R. Sainsaulieu et son équipe le rencontrent chez les ouvriers spécialisés et des employées de bureau.

- A l'opposé, des professionnels très qualifiés (y compris des ouvriers) et des cadres de production, grâce à la richesse de leurs compétences et aux responsabilités acquises par leur fonction, ont les moyens « d'affirmer leurs différences, de négocier leurs alliances et leur reconnaissance sociale » (L'Identité au travail). Leur modèle identitaire est basé sur la négociation qui alimente un rapport structurant au travail sur les plans cognitif et affectif.

- Sur un mode beaucoup plus individualiste se construit un modèle identitaire qualifié d'« affinitaire » par R. Sainsaulieu. Ici, pas de forte solidarité entre collègues comme dans le premier modèle, mais simplement quelques connivences affectives. En effet, les salariés sont tendus vers une ascension sociale qui passe souvent par une mobilité externe à l'entreprise. C'est ce carriérisme qui les motive, qui les mobilise dans leur travail.

- Enfin, quelques salariés forgent leur identité davantage hors du travail que dans la sphère laborieuse. Présents tout en étant absents de l'entreprise, leur vie est ailleurs. Ce modèle de retrait est souvent plus subi que désiré. Lors des enquêtes de terrain menées par l'équipe de R. Sainsaulieu, ce mode identitaire est particulièrement repéré chez des travailleurs immigrés, des jeunes ou des ouvriers spécialisés occupant des emplois non qualifiés.

Cette typologie des identités au travail a été poursuivie dans les années 80 par le sociologue Claude Dubar [1] à propos des parcours d'emploi-formation. Ce dernier mentionne également la figure de l'exclu, perdant pied par obsolescence rapide de ses capacités professionnelles. L'identité bloquée renvoie aux ouvriers ou cadres, dont la progression est stoppsée parce que leur savoir-faire, fruit de l'expérience, est en compétition avec les diplômes de nouveaux arrivants. L'identité de promotion et d'entreprise caractérise des personnels qui assimilent réussite personnelle et succès de l'entreprise. L'identité indépendante correspond à des jeunes professionnels avides de formation, qui ne se définissent pas par rapport à leur entreprise, mais affirment un projet personnel.

La sociologie insiste ainsi sur le caractère « socialisateur » du travail. Moins portée que la psychologie sur l'étude du contenu des tâches et activités, elle identifie des groupes professionnels dont la constitution comme l'identité collective et la dynamique s'expliquent largement à partir des places occupées dans la division du travail. De plus, ces différents modèles identitaires repérés au coeur même des entreprises sont la preuve que cette organisation est un lieu central de socialisation à l'instar hier des corporations ou des villages paysans et aujourd'hui de la famille ou de l'école.

Vers une sociologie de l'entreprise ?

Dans les années 90, la perspective que R. Sainsaulieu (2) développe, sous le nom de sociologie de l'entreprise, prolonge ces observations et ouvre de nouveaux champs d'investigations. Cette perspective théorique définit l'entreprise comme objet d'analyse et place le concept de culture comme central. Elle déborde l'espace d'observation de l'atelier, de populations professionnelles particulières ou de relations de pouvoir pour privilégier l'analyse de l'entreprise et de son rapport à la société globale, conçue comme l'environnement culturel, économique et politique de l'activité de la firme. A l'analyse de la contingence centrée sur le rapport à ces environnements s'ajoutent trois autres analyses : l'analyse sociotechnique, qui distingue des groupes à partir des positions occupées dans la division du travail ; l'analyse stratégique, qui étudie les rapports informels de pouvoir entre ces groupes ; l'analyse culturelle, qui s'intéresse aux « ciments » identitaires par lesquels les sujets supportent l'épreuve de leur quotidien de travail.

L'agrégation de ces différentes analyses fournit un diagnostic du système social de l'entreprise, mettant en évidence la pluralité des « mondes sociaux de l'entreprise » (3). Ici, ce ne sont plus quatre mais six idéaux-types (4) qui sont repérés et qui dépendent du degré de sociabilité (plus ou moins fort) et du mode d'intégration des salariés (par la règle ou par les interactions). L'équipe réunie autour de R. Sainsaulieu confirme le déclin du modèle fusionnel ou communautaire corrélativement au déclin des industries minières et sidérurgiques.

De plus, l'entreprise, abordée en tant que lieu de domination par la sociologie du travail, est dans ces travaux conçue aussi comme un lieu d'intégration et de dynamique collective. Le problème de gestion majeur des entreprises consiste alors à mettre le « social au coeur de l'économique » pour lui conférer une efficacité et un sens que les méthodes traditionnelles n'ont pas réussi à faire émerger. Cette perspective de recherche est également « interventionniste », la sociologie étant considérée comme un outil d'analyse, mais également d'action. La mission des chercheurs est donc de participer au fonctionnement et à la transformation des entreprises en mettant leurs savoirs à la disposition des acteurs, mais également en définissant des programmes d'action fondés sur des diagnostics empiriquement et théoriquement fondés. L'idée transversale, formulée selon le terme de « développement social d'entreprise », est que les entreprises peuvent passer de logiques défensives et bureaucratiques à des fonctionnements plus créatifs et démocratiques par le changement et l'innovation, et que ce passage suppose une mobilisation de l'ensemble des acteurs, grands et petits, institués ou non.

La ressource des institutions intermédiaires

Pour R. Sainsaulieu, l'entreprise n'est pas seulement une organisation, elle est une institution au sens où elle ne peut éviter la question de la légitimation. Autrement dit, la question « qu'est-ce qu'elle produit comme effet sur la société ? » ne peut être éludée. D'ailleurs, dans Des sociétés en mouvement (Desclée de Brouwer, 2002), ouvrage qui rend compte de son cheminement intellectuel, il propose de définir toutes les institutions productives (entreprises privées et publiques, associations...) comme des institutions intermédiaires entre institutions de socialisation primaire (famille, école...) et institutions sociopolitiques propres à la démocratie représentative.

Dans la période d'expansion, jusqu'au milieu des années 70, les individus étaient censés s'adapter aux contraintes rationnelles des organisations productives dans le temps de leur vie professionnelle, la qualité de citoyens étant réservée aux champs du politique et aux moyens exceptionnels du mouvement social. Depuis s'affirmeraient à la fois l'opportunité d'une socialisation secondaire constitutive de l'individu acteur du système productif et le risque d'une désocialisation menaçante portée par les dangers d'une exclusion de l'emploi. D'où l'émergence d'une conception nouvelle du changement des sociétés, celle qui passe par l'invention d'institutions intermédiaires au coeur des activités productives de biens et services, d'autant plus nécessaire qu'il n'y a pas encore de socialisation secondaire alternative pour les adultes dans les activités de loisirs. Le problème est celui d'être à la fois citoyen et acteur de la production, reconnu comme membre de la société et contribuant aux orientations d'avenir. Faute de quoi, le décalage entre les institutions et la vie quotidienne pourrait accentuer les tendances au retrait vers la sphère privée ou au repli fondamentaliste. Le défi de reconnaissance des institutions productives se heurte toutefois à la difficulté d'admettre ce niveau intermédiaire de la légitimité institutionnelle dans les sociétés contemporaines. Trois questions sont ici posées par R. Sainsaulieu.

- La première concerne la capacité collective à admettre que les organismes productifs puissent être porteurs d'une réalité sociale spécifique alors que l'histoire est marquée par une méfiance profonde envers ce qui est assimilé au conservatisme corporatiste, aux traditions du paternalisme et du patronage. Est-il possible de faire de l'entreprise un enjeu du débat démocratique sans pour autant relayer dans l'opinion les positions managériales ?

- La deuxième question concerne l'aptitude des institutions de socialisation primaire : peuvent-elles former les individus à une capacité d'analyse et de jugement susceptible d'articuler leurs projets, de construire leur personnalité dans la confrontation à celle des autres, préparant à la socialisation secondaire dans les institutions productives ?

- La troisième question est la suivante : les institutions intermédiaires peuvent-elles faire évoluer les institutions à caractère sociopolitique ? L'articulation avec les partis politiques et les syndicats est là au coeur de la réflexion.

La sociologie professionnelle

Les perspectives théoriques ont des effets sur le plan de l'action. Elles ont amené à investir dans différentes formes d'interventions sociologiques (5), à développer des partenariats réguliers entre entreprise et recherche, et à créer, à l'Institut d'études politiques de Paris, deux diplômes de troisième cycle : l'un en sociologie d'entreprise, l'autre sur les faits associatifs.

R. Sainsaulieu s'est en outre attaché à promouvoir le développement de la sociologie professionnelle, et a également soutenu une Association des professionnels en sociologie de l'entreprise (Apse) (6) lancée en 1998 et regroupant des personnes ayant des démarches de sociologie appliquée. Sa vocation est de promouvoir l'utilisation de la sociologie et d'oeuvrer à la reconnaissance du métier de sociologue hors du champ universitaire. Par le biais d'activités variées et régulières, elle souhaite susciter le débat et la confrontation entre des praticiens, mais aussi avec la recherche universitaire. Pour cela, elle a entre autres créé, en 2000, une revue, Sociologies pratiques(7), dont huit numéros sont parus avec le soutien de laboratoires du CNRS, dont le LSCI (8), que R. Sainsaulieu a dirigé pendant plus de vingt ans.



[1] C. Dubar, La Socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, 1995.

02:01 Publié dans Annonceurs | Tags : sainsaulieu | Lien permanent | Commentaires (0)

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