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jeudi, 22 juillet 2010

Bifur

Le Bifur de Cassandre, lancé par Deberny et Peignot en 1929, occasionna, dans les Divertissements typographiques que la fonderie publiait, une sorte de manifeste que voici: « Ni Cassandre, ni nous, n'avons voulu faire une « jolie chose ». Nous avons « voulu construire un type publicitaire : supprimer de chaque lettre ce qui est inutile à la distinguer des autres, quitte à lui ôter, si on la prend isolément, sa physionomie habituelle. Ce caractère ne prétend point se substituer aux formes du passé. Il marque simplement la croisée des chemins qu'il peut être bon d'explorer plus avant. Lorsque nous eûmes à classer le Bifur parmi les séries existantes, nous avons été amenés à en faire le premier né d'une famille nouvelle : les antiques Didot. »

Plus tard, interrogé sur les raisons pour lesquelles, avec Cassandre, il s'était lancé dans cette entreprise, Charles Peignot s'est expliqué : " Nous avons voulu rompre définitivement avec la typographie d'inspiration Renaissance et d'influence 1900. Il n'existait à l'époque aucun caractère vraiment nouveau. Le Bifur, créé par Cassandre,  que j'éditais en 1929, fut un scandale, au moins dans le petit monde de l'édition et de l'imprimerie. Nous savions bien que c'était une gageure, qu'il n'avait aucune chance de succès commercial. Mais c'était une époque riche, une époque de mécénat, on trouvait de l'argent, on pouvait se manifester et prendre les risques de la création. Il faut lire le catalogue de présentation du Bifur comme un poème : « Seule, une lettre n'est rien. Bifur imprime des mots, des mots qui claquent… » Le dernier mot significatif est OSE, dont Cassandre a fait un très beau dessin. Je l'avais dans mon bureau. Avec le Bifur, nous avons mis un point final à une époque de la typographie mais, en même temps, nous faisions la preuve que le fonctionnalisme poussé graphiquement à son extrême rigueur ne pouvait être une source d'inspiration pour l'avenir de la typographie". 

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Dans l'esprit de ses créateurs, le Bifur était-il aussi un désaveu de ce que prônait le Bauhaus ? Quoiqu'il en soit, il est sûr pour Cassandre que, en visant à n'obtempérer qu'à des impératifs soi-disant « fonctionnels », cette école a fait beaucoup de mal à la typographie

D'emblée, le Bifur emporta l'adhésion non seulement des imprimeurs mais aussi des professionnels de la lettre. Par exemple, Marcel Jacno avoue tout bonnement que c'est au Bifur qu'il doit sa vocation typographique : « C'est pour avoir vu les Divertissements  typographiques chez un imprimeur et exposé dans le hall d'un « théâtre parisien, en sous-verre, un alphabet Bifur imprimé sur  métal qu'une vocation typographique s'est imposée en moi. Le  Bifur est la brillante expression d'une idée qu'on aborde plus facilement en considérant d'abord une idée parallèle et plus simple : les yeux des lecteurs sont habitués depuis deux siècles aux caractères à fort contraste (les plus typiques étant le Didot et le Bodoni). Poussons à son extrême l'idée que l'œil ne voit que les pleins et supprimons les déliés. On obtient un caractère pochoir qui est un caractère disons extrémiste au premier degré. Or, l'extrémiste du Bifur est plus subtil et plus avancé. Les éléments maintenus ne sont pas seulement les temps forts de l'écriture, ce sont les parties irréductibles des signes eux-mêmes. Expérience doublement instructive : elle pousse le dépouillement moderniste vers sa limite. En même temps, elle concourt à montrer comme le mot « lisibilité » demande à être toujours précisé. S'agit-il d'un mot ou d'un texte ? D'une appréhension visuelle ou d'une lecture ? Ce sont deux fonctions profondément différentes ».

Cette appréciation de Jacno est extraite d'un entretien de Gérard Blanchard qui a réuni le gratin de la typographie venu débattre des « linéales », selon l'expression propre à la classification Vox des caractères d'imprimerie. Vox, qui, précisément, disait du Bifur que « c'était la plus grande chose faite depuis 500 ans et la plus grande « gloire de Cassandre » René Ponot, historien de la lettre, abonde dans le sens de Jacno quand, d'une formule excellente, il précise qu'avec le Bifur «Cassandre introduit le cubisme dans le signe». « Ce qui me semble le plus intéressant dans le Bifur, ajoute-t-il, ce n'est pas l'élimination d'une partie non fonctionnelle (lisibilité), mais l'introduction dans le signe graphique du choc sensoriel ». La raison d'une telle réussite ? En même temps que son Bifur qui n'est pourtant qu'un caractère de titrage, Cassandre nous donne un chef-d'œuvre, il nous explique de quoi notre écriture est faite. D'emblée, le dessinateur emporte l'adhésion unanime, parce que, de  son œuvre, il nous assure qu'il connaît à ce point l'alphabet dans chacune de ses lettres, qu'il n'a pas besoin de les achever. Avec le Bifur, Cassandre démontre que, pour dessiner un caractère, il n'y a rien de tel que de penser le vide que chaque lettre suppose, dans sa  ou ses boucles, ses alentours immédiats. « Ce n'est, nous dit Cassandre avec son caractère, que lorsque, par la pensée vous serez « parvenu à vous rendre maître de ce vide, que vous pourrez  prétendre dessiner les pleins que ces blancs appellent de manière « judicieuse. » On pourrait dire cela autrement et affirmer que Cas- sandre démontre qu'en typographie aussi bien que dans le langage courant la litote opère. D'autant plus qu'à partir du moment où force nous est de parachever ces lettres, du même coup, nous sommes piégés et contraints de lire. Et si tel était le secret de l'écriture publicitaire : si peu que ce soit, l'art d'escamoter le sens au nez et à la barbe de ceux qui sont pourtant destinés à en bénéficier. Le mot GRECE marque la limite extrême du principe du Bifur. Tel qu'il apparaît dans l'affiche touristique pour le pays d'Ulysse, il nous introduit si avant dans un repère « soleilleux » qu'il nous fait atteindre un point de non-retour.

Encore un mot à propos du Bifur. Pour la simple raison qu'il n'est pas d'autre caractère qui témoigne d'une telle maîtrise dans la réduction aux seuls signes de ses lettres, il n'en est pas non plus qui puisse être mieux « traité » et reproduit par un ordinateur. Est-ce là la raison pour laquelle les graphistes qui travaillent pour le T.N.P. viennent de reprendre le Bifur pour l'élaboration de toute la typographie du théâtre ? Sans doute, avons-nous là la preuve que ce caractère recommence une carrière.

Cassandre avoue qu'avec son caractère, il a tenté de « rendre au mot sa puissance d'image  qu'il avait primitivement ». Elle est là l'obsession de l'inventeur de langage qui, lorsqu'il dessine une affiche ou travaille à une typographie, nourrit l'ambiguïté. C'est précisément dans la mesure où chaque fois il parvient à transformer son œuvre en une machine à lire que le tout fonctionne si bien.

 

Jérome Peignot, Comunications et langages n° 65,  Cassandre ou l'autobiotypographe (1985)

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