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vendredi, 30 avril 2010

Walter Benjamin, le divertissement

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La masse est une matrice d'où sort à l'heure actuelle tout un ensemble d'attitudes nouvelles à l'égard de l’œuvre d'art. La quantité est devenue qualité. L'accroissement massif du nombre des participants a transformé leur mode de participation. Que cette participation apparaisse d'abord sous une forme décriée ne doit point tromper l'observateur. Nombreux pourtant sont ceux qui, n'ayant point dépassé cet aspect superficiel des choses, l'ont dénoncé avec passion. Les critiques de Duhamel sont les plus radicales. Ce qu'il retient du cinéma est ce mode de participation qu'éveille le film chez les spectateurs. Duhamel écrit: « C'est un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis [...], un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun problème, n'allume aucune passion, n'éveille au fond des cœurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour "star" à Los Angeles ». On le voit bien, nous retrouvons, en fin de compte, la vieille plainte: les masses cherchent le divertissement, mais l'art exige le recueillement. C'est un lieu commun. Mais il reste à se demander s'il offre une bonne perspective pour comprendre le cinéma. II faut y regarder de plus près.


Pour traduire l'opposition entre le divertissement et le recueillement, on pourrait dire ceci : celui qui se recueille devant une œuvre d'art se plonge en elle, il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte qu'il se perdit dans le paysage qu'il venait de peindre; au contraire, dans le cas du divertissement, c'est l’œuvre d'art qui pénètre dans la masse. Rien de plus significatif à cet égard qu'un édifice. De tout temps l'architecture nous a présenté des modèles d'une œuvre d'art qui n'est accueillie que dans le divertissement et de façon collective. Les lois de cet accueil sont les plus riches en enseignements. Depuis la préhistoire, les hommes sont des bâtisseurs. [...] L'architecture n'a jamais chômé. L'histoire en est plus longue que celle de n'importe quel autre art et l'on ne doit pas en perdre de vue le mode d'action quand on veut rendre compte de la relation qui lie les masses à l’œuvre d'art. II y a deux manières d'accueillir un édifice : on peut l'utiliser, ou on peut le regarder. En termes plus précis, l'accueil peut être tactile ou visuel. On méconnaît du tout au tout le sens de cet accueil si l'on n'envisage que l'attitude recueillie qu'adoptent, par exemple, la plupart des voyageurs lorsqu'ils visitent des monuments célèbres. Dans l'ordre tactile, il n'existe, en effet, aucun correspondant à ce qu'est la contemplation dans le domaine visuel. L'accueil tactile se fait moins par voie d'attention que par voie d'accoutumance. En ce qui concerne l'architecture, cette accoutumance détermine également, dans une large mesure, l'accueil visuel. Ce dernier consiste beaucoup moins, d'entrée de jeu, dans un effort d'attention que dans une prise de conscience accessoire. Mais, en certaines circonstances, cette sorte d'accueil a pris force de règle. Des tâches qui s'imposent, en effet, aux organes réceptifs de l'homme lors des grands tournants de l'histoire, on ne s'acquitte aucunement par voie visuelle, c'est-à-dire sur le mode de la contemplation. Pour en venir à bout, peu à peu, il faut recourir à l'accueil tactile, à l'accoutumance.

Or, qui se divertit se peut également accoutumer; disons plus : il est clair qu'il ne peut accomplir certaines tâches, à l'état de distraction, que si elles lui sont devenues habituelles. Par cette sorte de divertissement qu'il a pour but de nous procurer, l'art nous confirme, en sous-main, que notre mode d'aperception est capable aujourd'hui de répondre à des tâches nouvelles. Et comme, au demeurant, l'individu garde la tentation de refuser ces tâches, fart s'attaquera à celles qui sont les plus difficiles et les plus importantes, dès lors qu'il pourra mobiliser les masses. C'est ce qu'il fait maintenant grâce au cinéma. Cette forme d'accueil par la voie du divertissement, de plus en plus sensible aujourd'hui dans tous les domaines de l'art, et symptôme elle-même d'importantes modifications quant aux modes d'aperception, a trouvé dans le cinéma son meilleur terrain d'expérience. Par son effet de choc, le film correspond à cette forme d'accueil. S'il rejette à l'arrière-plan la valeur cultuelle de l'art, ce n'est pas seulement parce qu'il transforme chaque spectateur en expert, mais parce que l'attitude de cet expert n'exige de lui aucun effort d'attention. Le public des salles obscures est bien un examinateur, mais un examinateur qui se distrait.

Walter Benjamin, « L’œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique in: "Œuvres 11". Poésie et révolution, trad. f r. par Maurice de Gandillac, Paris, Les Lettres Nouvelles, 1971, pp. 205-207, ® Gallimard.

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