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mercredi, 21 juillet 2010

Las Meninas

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Diego Velasquez (1599-1660) est le peintre officiel de la cour du roi Philippe IV d'Espagne (1605-1665). Les personnages représentés sur cette toile sont, au premier plan de gauche à droite : Diego Velasquez, les suivantes dona Maria Augustina de Sarmiento, et dona Isabel de Velasco qui entourent l'infante Marguerite, les nains Mari-Barbola et Nicolasito Pertusato ; au second plan, derrière eux, Marcela de Ulloa, gouvernante, et Diego Ruiz de Azcona ; et enfin, le personnage dans le fond est Jose Nieto Velasquez, maréchal du palais.

 

 

 

1. Le thème

Le tableau représente l'atelier de Diego Velasquez, peintre officiel de la cour de Philippe IV monarque espagnol du XVIIème siècle. Le peintre y est représenté en train de travailler à une œuvre dont on ne voit que l'envers. Il est accompagné d'un groupe de courtisans qui entourent une jeune princesse et ses suivantes venues sans doute prendre connaissance de son travail.

2. Le point de vue

Le peintre, le pinceau à la main, cesse un instant de peindre pour contempler son modèle et porte son regard en direction de l'avant du tableau, en ce lieu même où nous, spectateurs. nous trouvons. En ce lieu qui est le point de vue, origine du regard et de l'image, se trouve également le modèle invisible qui pose pour le peintre.

Nous nous trouvons donc dans le contrechamp du regard du peintre. Ce contrechamp est également matérialisé par l'envers de la toile qui figure en amorce.

Nous nous inscrivons donc dans la subjectivité du modèle dont nous sommes appelés à partager le regard. Le point de vue narratif adopté par Velasquez mêle un regard interne à la scène, ou encore point de vue intradiégétique, celui du modèle, avec les point de vue énonciatifs du peintre et du spectateur.

3. La lumière

On voit ainsi se mettre en place un jeu de rôles où le réel, l'imaginaire et le virtuel, le visible et l'invisible, s'organisent autour d'une même question : "Qui regarde qui ?"

L'identification des sources lumineuses et du trajet de la lumière va nous apporter un élément de réponse à cette question. La lumière, comme le regard, introduit un principe dynamique dans l'univers figé de la toile. La lumière introduit le temps dans l'espace de la toile. A chaque source lumineuse peut être affectée une instance narrative.

 

On note tout d'abord que la scène est baignée par une lumière venue d'une fenêtre située sur le côté droit, en avant du tableau, hors champ, voire hors cadre puisqu'elle semble provenir de ce lieu même où nous sommes, nous spectateurs. Cette lumière énonciative, symbolique, et diégétique, réelle, baigne à la fois ou successivement, le modèle invisible qui partage avec nous l'avant-scène, le modèle manifeste, visible, de la toile, l'infante sur laquelle se porte le regard du modèle invisible, puis le bord et le devant, invisible de la toile retournée.

Une deuxième source lumineuse semble provenir de l'intérieur même du mur du fond de la salle et baigne deux personnages dont on pourrait croire qu'ils sont l'objet d'un tableau si justement les tableaux qui les entourent n'étaient eux-mêmes obscurs et illisibles.

Cette source lumineuse, proprement imaginaire, est celle donc d'un miroir qui réflète la lumière qui provient du devant de la scène et les personnages qui s'y trouvent, autrement dit les modèles qui posent pour le peintre dont on comprend qu'il s'agit des parents de la princesse, le roi et la reine.

Le miroir que Velasquez introduit dans son oeuvre donne à voir le regard du spectateur en l'endroit même où il se confond avec le regard du peintre et celui du modèle. Ce lieu virtuel, en avant de la toile, rassemble les trois points de vue réel, imaginaire et symbolique, comme constitutifs du sujet. Le peintre est au seuil du cadre qui sépare l'imaginaire du réel.

Enfin une porte s'ouvre dans le fond sur une pièce attenante d'où provient une vive lumière et révèle la présence d'un personnage qui jette un coup d'oeil vers l'intérieur de l'atelier.

Ce troisième espace est le lieu d'où l'on regarde sans être vu, ou encore lieu double de celui où se représente l'histoire. C'est le lieu symbolique de la représentation.

4. La métaphore du pouvoir

Par-delà le contenu du tableau, scène de retrouvailles familiales où le peintre offre au roi son propre regard, on peut lire dans cette oeuvre une réflexion sur le statut et la fonction du pouvoir et singulièrement du pouvoir de l'image).

En effet, le tableau de Diego Velasquez trouve sa signification autant dans ce qu'il donne à voir que dans ce qu'il met en scène de sa propre représentation. Autrement dit, il engage le spectateur à s'interroger sur les relations complexes qui se nouent entre le modèle, le regard, et l'image dans le travail que le peintre élabore à son intention (ou plus exactement à l'intention du roi...). Où est le pouvoir ? Dans celui qu'on donne à voir ou dans celui qui donne à voir ?


Documents annexes :

Les suivantes

[...] Le peintre regarde, le visage légèrement tourné et la tête penchée vers l’épaule. Il fixe un point invisible, mais que nous, les spectateurs, nous pouvons aisément assigner puisque ce point, c’est nous-mêmes notre corps, notre visage, nos yeux. Le spectacle qu’il observe est donc deux fois invisible puisqu’il n’est pas représenté dans l’espace du tableau, et puisqu’il se situe précisément en ce point aveugle, en cette cache essentielle où se dérobe pour nous-mêmes notre regard au moment où nous regardons. Et pourtant, cette invisibilité, comment pourrions-nous éviter de la voir, là sous nos yeux, puisqu’elle a dans le tableau lui-même son sensible équivalent, sa figure scellée? On pourrait on effet deviner ce que le peintre regarde, s’il était possible de jeter les yeux sur la toile à laquelle il s’applique; mais de celle-ci ou n’aperçoit que la trame, les montants à l’horizontale, et, à la verticale, l’oblique du chevalet. Le haut rectangle monotone qui occupe toute la partie gauche du tableau réel, et qui figure l’envers de la toile représentée, restitue sous les espèces d’une surface l’invisibilité en profondeur de ce que l’artiste contemple cet espace où nous sommes, que nous sommes. Les yeux du peintre à ce qu’il regarde, une ligne impérieuse est tracée que nous ne saurions éviter, nous qui regardons: elle traverse le tableau réel et rejoint en avant de sa surface ce lieu d’où nous voyons le peintre qui nous observe; ce pointillé nous atteint immanquablement et nous lie à la représentation du tableau. [...]

Au moment où ils placent le spectateur dans le champ de leur regard, les yeux du peintre le saisissent, le contraignent à entrer dans le tableau, lui assignent un lieu à la fois privilégié et obligatoire, prélèvent sur lui sa lumineuse et visible espèce, et la projettent sur la surface inaccessible de la toile retournée. Il voit son invisibilité rendue visible pour le peintre et transposée en une image définitivement invisible pour lui-même. Surprise qui est multipliée et rendue plus inévitable encore par un piège marginal. A l’extrême droite, le tableau reçoit sa lumière d’une fenêtre représentée selon une perspective très courte; on n’en voit guère que l’embrasure; si bien que le flux de lumière qu’elle répand largement baigne à la fois, d’une même générosité, deux espaces voisins, entrecroisés, mais irréductibles la surface de la toile, avec le volume qu’elle représente (c’est-à-dire l’atelier du peintre, ou le salon dans lequel il a installé son chevalet), et en avant de cette surface le volume réel qu’occupe le spectateur (ou encore le site irréel du modèle). Et parcourant la pièce de droite à gauche, la vaste lumière dorée emporte à la fois le spectateur vers le peintre, et le modèle vers la toile; c’est elle aussi qui, en éclairant le peintre, le rend visible au spectateur et fait briller comme autant de lignes d’or aux yeux du modèle le cadre de la toile énigmatique où son image, transportée, va se trouver enclose. Cette fenêtre extrême, partielle, à peine indiquée, libère un jour entier et mixte qui sert de lieu commun à la représentation. Elle équilibre, à l’autre bout du tableau, la toile invisible : tout comme celle-ci, en tournant le dos aux spectateurs, se replie contre le tableau qui la représente et forme, par la superposition de son envers visible sur la surface du tableau porteur, le lieu, pour nous inaccessible, où scintille l’Image par excellence, de même la fenêtre, pure ouverture, instaure un espace aussi manifeste que l’autre est celé ; aussi commun au peintre, aux personnages, aux modèles, aux spectateurs, que l’autre est solitaire (car nul ne le regarde, pas même le peintre). De la droite, s’épanche par une fenêtre invisible le pur volume d’une lumière qui rend visible toute représentation; à gauche s’étend la surface qui esquive, de l’autre côté de sa trop visible trame, la représentation qu’elle porte. La lumière, en inondant la scène (je veux dire aussi bien la pièce que la toile, la pièce représentée sur la toile, et la pièce où la toile est placée), enveloppe les personnages et les spectateurs et les emporte, sous le regard du peintre, vers le lieu où son pinceau va les représenter. Mais ce lieu nous est dérobé. Nous nous regardons regardés par le peintre, et rendus visibles à ses yeux par la même lumière qui nous le fait voir. Et au moment où nous allons nous saisir transcrits par sa main comme dans un miroir nous ne pourrons surprendre de celui-ci que l’envers morne. L’autre côté d’une psyché.

Or, exactement en face des spectateurs — de nous-mêmes —, sur le mur qui constitue le fond de la pièce, l’auteur a représenté une série de tableaux; et voilà que parmi toutes ces toiles suspendues, l’une d’entre elles brille d’un éclat singulier. Son cadre est plus large, plus sombre que celui des autres ; cependant une fine ligne blanche le double vers l’intérieur, diffusant sur toute sa surface un jour malaisé à assigner; car il ne vient de nulle part, sinon d’un espace qui lui serait intérieur. Dans ce jour étrange apparaissent deux silhouettes et au-dessus d’elles, un peu vers l’arrière, un lourd rideau de pourpre. Les autres tableaux ne donnent guère à voir que quelques taches plus pâles à la limite d’une nuit sans profondeur. Celui-ci au contraire s’ouvre sur un espace en recul où des formes reconnaissables s’étagent dans une clarté qui n’appartient qu’à lui. Parmi tous ces éléments qui sont destinés à offrir des représentations, mais les contestent, les dérobent, les esquivent par leur position ou leur distance, celui-ci est le seul qui fonctionne on toute honnêteté et qui donne à voir ce qu’il doit montrer. En dépit de son éloignement, en dépit de l’ombre qui l’entoure. Mais ce n’est pas un tableau c’est un miroir. Il offre enfin cet enchantement du double que refusaient aussi bien les peintures éloignées que la lumière du premier plan avec la toile ironique.

De toutes les représentations que représente le tableau, il est la seule visible ; mais nul ne le regarde. Debout à côté de sa toile, et l’attention toute tirée vers son modèle, le peintre ne peut voir cette glace qui brille doucement derrière lui. Les autres personnages du tableau sont pour la plupart tournés eux aussi vers ce qui doit se passer en avant, — vers la claire invisibilité qui borde 1a toile, vers ce balcon de lumière où leurs regards ont à voir ceux qui les voient, et non vers ce creux sombre par quoi se ferme la chambre où ils sont représentés. Il y a bien quelques têtes qui s’offrent de profil : mais aucune n’est suffisamment détournée pour regarder, au fond de la pièce, ce miroir désolé, petit rectangle luisant, qui n’est rien d’autre que visibilité, mais sans aucun regard qui puisse s’en emparer, la rendre actuelle, et jouir du fruit, mûr tout à coup, de son spectacle.

Il faut reconnaître que cette indifférence n’a d’égale que la sienne. Il ne reflète rien, en effet, de ce qui se trouve dans le même espace que lui : ni le peintre qui lui tourne le dos, ni les personnages au centre de la pièce. En sa claire profondeur, ce n’est pas le visible qu’il mire. Dans la peinture hollandaise, il était de tradition que les miroirs jouent un rôle de redoublement : ils répétaient ce qui était donné une première fois dans le tableau, mais à l’intérieur d’un espace irréel, modifié, rétréci, recourbé. On y voyait la même chose que dans la première instance du tableau, mais décomposée et recomposée selon une autre loi. Ici le miroir ne dit rien de ce qui a été déjà dit. Sa position pourtant est à peu près centrale : son bord supérieur est exactement sur la ligne qui partage en deux la hauteur du tableau, il occupe sur le mur du fond (ou du moins sur la part de celui-ci qui est visible) une position médiane; il devrait donc être traversé par les mêmes lignes perspectives que le tableau lui-même; on pourrait s’attendre qu’un même atelier, un même peintre, une même toile se disposent en lui selon un espace identique; il pourrait être le double parfait.

Or, il ne fait rien voir de ce que le tableau lui-même représente. Son regard immobile va saisir au-devant du tableau, dans cette région nécessairement invisible qui en forme la face extérieure, les personnages qui y sont disposés. Au lieu de tourner autour des objets visibles, ce miroir traverse tout le champ de la représentation, négligeant ce qu’il pourrait y capter, et restitue la visibilité à ce qui demeure hors de tout regard. Mais cette invisibilité qu’il surmonte n’est pas celle du caché : il ne contourne pas un obstacle, il ne détourne pas une perspective,  il s’adresse à ce qui est invisible à la fois par la structure du tableau et par son existence comme peinture. Ce qui se reflète en lui, ce que tous les personnages de la toile sont en train de fixer, le regard droit devant eux ; c’est donc ce qu’on pourrait voir si la toile se prolongeait vers l’avant, descendant plus bas, jusqu’à envelopper les personnages qui servent de modèles au peintre. Mais c’est aussi, puisque la toile s’arrête là, donnant à voir le peintre et son atelier, ce qui est extérieur au tableau, dans la mesure où il est tableau, c’est-à-dire fragment rectangulaire de lignes et de couleur chargé de représenter quelque chose aux yeux de tout spectateur possible. Au fond de la pièce, ignoré de tous, le miroir inattendu fait luire les figures que regarde le peintre (le peintre en sa réalité représentée, objective, de peintre au travail) ; mais aussi bien les figures qui regardent le peintre (en cette réalité matérielle que les lignes et les couleurs ont déposée sur la toile). Ces deux figures sont aussi inaccessibles l’une que l’autre, mais de façon différente la première par un effet de composition qui est propre au tableau ; la seconde par la loi qui préside à l’existence même de tout tableau en général. Ici, le jeu de la représentation consiste à amener l’une à la place de l’autre, dans une superposition instable, ces deux formes de l’invisibilité, — et de les rendre aussitôt à l’autre extrémité du tableau — à ce pôle qui est le plus hautement représenté celui d’une profondeur de reflet au creux d’une profondeur de tableau. Le miroir assure une métathèse de la visibilité qui entame à la fois l’espace représenté dans le tableau et sa nature de représentation; il fait voir, au centre de la toile, ce qui du tableau est deux fois nécessairement invisible.

Étrange façon d’appliquer au pied de la lettre, mais en le retournant, le conseil que le vieux Pachero avait donné, paraît-il, à son élève, lorsqu’il travaillait dans l’atelier de Séville “ L’image doit sortir du cadre. ”

 

II

[...] Qu’y a-t-il enfin ou ce lieu parfaitement inaccessible puisqu’il est extérieur au tableau, mais prescrit par toutes les lignes de sa composition ? Quel est ce spectacle, qui sont ces visages qui se reflètent d’abord au fond des prunelles de l’infante, puis des courtisans et du peintre, et finalement dans la clarté lointaine du miroir ? Mais la question aussitôt se dédouble le visage que réfléchit le miroir, c’est également celui qui le contemple; ce que regardent tous les personnages du tableau, ce sont aussi bien les personnages aux yeux de qui ils sont offerts comme une scène à contempler. Le tableau on son entier regarde une scène pour qui il est à son tour une scène. Pure réciprocité que manifeste le miroir regardant et regardé, et dont les deux moments sont dénoués aux deux angles du tableau à gauche la toile retournée, par laquelle le point extérieur devient pur spectacle; à droite le chien allongé, seul élément du tableau qui ne regarde ni ne bouge, parce qu’il n’est fait, avec ses gros reliefs et la lumière qui joue dans ses poils soyeux, que pour être un objet à regarder.

Ce spectacle-en-regard, le premier coup d’œil sur le tableau nous a appris de quoi il est fait. Ce sont les souverains. On les devine déjà dans le regard respectueux de l’assistance, dans l’étonnement de l’enfant et des nains. On les reconnaît, au bout du tableau, dans les deux petites silhouettes que fait miroiter la glace. Au milieu de tous ces visages attentifs, de tous ces corps parés, ils sont la plus pâle, la plus irréelle, la plus compromise de toutes les images : un mouvement, un peu de lumière suffiraient à les faire s’évanouir. De tous ces personnages en représentation, ils sont aussi les plus négligés, car nul ne prête attention à ce reflet qui se glisse derrière tout le monde et s’introduit silencieusement par un espace insoupçonné; dans la mesure où ils sont visibles, ils sont la forme la plus frêle et la plus éloignée de toute réalité. Inversement, dans la mesure où, résidant à l’extérieur du tableau, ils sont retirés en une invisibilité essentielle, ils ordonnent autour d’eux toute la représentation; c’est à eux qu’on fait face, vers eux qu’on se tourne, à leurs yeux qu’on présente la princesse dans sa robe de fête ; de la toile retournée à l’infante et de celle-ci au nain jouant à l’extrême droite, une courbe se dessine (ou encore, la branche inférieure de l’X s’ouvre) pour ordonner à leur regard toute la disposition du tableau, et faire apparaître ainsi le véritable centre de la composition auquel le regard de l’infante et l’image dans le miroir sont finalement soumis.

Ce centre est symboliquement souverain dans l’anecdote, puisqu’il est occupé par le roi Philippe IV et son épouse. Mais surtout, il l’est par la triple fonction qu’il occupe par rapport au tableau. En lui viennent se superposer exactement le regard du modèle au moment où on le peint, celui du spectateur qui contemple la scène, et celui du peintre au moment où il compose son tableau (non pas celui qui est représenté, mais celui qui est devant nous et dont nous parIons). Ces trois fonc­tions « regardantes » se confondent en un point extérieur au tableau : c’est-à-dire idéal par rapport à ce qui est représenté, mais parfaitement réel puisque c’est à partir de lui que devient possible la représentation. Dans cette réalité même, il ne peut pas ne pas être invisible. Et cependant, cette réalité est projetée à l’intérieur du tableau, — projetée et diffractée en trois. figures qui correspondent aux trois fonctions de ce point idéal et réel. Ce sont : à gauche le peintre avec sa palette à la main (auto­portrait de l’auteur du tableau) ; à droite le visiteur, un. pied sur la marche prêt à entrer dans la pièce; il prend à revers toute la scène, mais voit de face le couple royal, qui est le spectacle même; au centre enfin, le reflet du roi et de la reine, parés, immobiles, dans l’attitude des modèles patients.

Reflet qui montre naïvement, et dans l’ombre, ce que tout le monde regarde au premier plan. Il restitue comme par enchantement ce qui manque à chaque regard à celui du peintre, le modèle que recopie là-bas sur le tableau son double représenté ; à celui du roi, son portrait qui s’achève sur ce versant de la toile qu’il ne peut percevoir d’où il est ; à celui du spectateur, le centre réel de la scène, dont il a pris la place comme par effraction. Mais peut-être, cette générosité du miroir est-elle feinte ; peut-être cache-t-il autant et plus qu’il ne manifeste. La place où trône le roi avec son épouse est aussi bien celle de l’artiste et celle du spectateur au fond du miroir pourraient apparaître — devraient apparaître — le visage anonyme du passant et celui de Vélasquez. Car la fonction de ce reflet est d’attirer à l’intérieur du tableau ce qui lui est intimement étranger le regard qui l’a organisé et celui pour lequel il se déploie. Mais parce qu’ils sont présents dans le tableau, à droite et à gauche, l’artiste et le visiteur ne peuvent être logés dans le miroir tout comme le roi apparaît au fond de la glace dans la mesure même où il n’appartient pas au tableau.

Dans la grande volute qui parcourait le périmètre de l’atelier, depuis le regard du peintre, sa palette et sa main en arrêt jusqu’aux tableaux achevés, la représentation naissait, s’accomplissait pour se défaire à nouveau dans la lumière; le cycle était parfait. En revanche, les lignes qui traversent la profondeur du tableau sont incomplètes ; il leur manque à toutes une partie de leur trajet. Cette lacune est due à l’absence du roi, — absence qui est un artifice du peintre. Mais cet artifice recouvre et désigne une vacance qui, elle, est immédiate celle du peintre et du spectateur quand ils regardent ou composent le tableau. C’est que peut-être, en ce tableau, comme en toute représentation dont il est pour ainsi dire l’essence manifestée, l’invisibilité profonde de ce qu’on voit est solidaire de l’invisibilité de celui qui voit, — malgré les miroirs, les reflets, les imitations, les portraits. Tout autour de la scène sont déposés les signes et les formes successives de la représentation; mais le double rapport de la représentation à son modèle et à son souverain, à son auteur comme à celui à qui on en fait offrande, ce rapport est nécessairement interrompu. Jamais il ne peut être présent sans reste, fût-ce dans une représentation qui se donnerait elle-même en spectacle. Dans la profondeur qui traverse la toile, la creuse fictivement, et la projette en avant d’elle-même, il n’est pas possible que le pur bonheur de l’image offre jamais en pleine lumière le maître qui représente et le souverain qu’on représente.

Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre. Elle entreprend en effet de s’y représenter en tous ses éléments, avec ses images, les regards auxquels elle s’offre, les visages qu’elle rend visibles, les gestes qui la font naître. Mais là, dans cette dispersion qu’elle recueille et étale tout ensemble, un vide essentiel est impérieusement indiqué de toutes parts la disparition nécessaire de ce qui la fonde, — de celui à qui elle ressemble et de celui aux yeux de qui elle n’est que ressemblance. Ce sujet même — qui est le même — a été élidé. Et libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation.

 

 

Michel Foucault

extrait de Les Mots et les Choses

Gallimard 1966

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