Claude Chappe et le télégraphe optique

Parvenir à communiquer à distance est un mythe amoureux qui remonte à l'Antiquité, et une utopie scientifique ancienne. On la trouve déjà au XVIème siècle chez le père Strada  qui propose « aux amants séparés par les rigueurs de leurs familles de mettre à profit la sympathie manifestée l’une pour l’autre par deux aiguilles de boussole » pour communiquer leur amour. (1) A travers cette action « magnétique », le but est moins de transmettre un message que de communiquer sa pensée, ses sentiments.  L'usage de la communication à distance envisagé  par la littérature de l'époque demeure dans chaque fiction la communication amoureuse.

L'anglais Robert Hooke (1635-1703) fut le premier à imaginer en 1684 un dispositif de transmission de signaux par sémaphore. Le physicien français Guillaume Amontons (1663-1705) réalisa en 1690 dans les jardins du Luxembourg une première expérience  de communication par sémaphore que Fontenelle commenta ainsi : « Le secret consiste à disposer dans plusieurs postes consécutifs des gens qui, par des lunettes à longue-vue, ayant aperçu certains signaux du poste précédent, les transmettaient au suivant, et toujours ainsi de suite » (2) 

 La communication amoureuse s'appropriera par la suite un media qui fut inventé au XVIIIe siècle : le téléphone à ficelle. Celui-ci est également décrit par Robert Hooke en 1667 : 

« En employant un fil tendu, j’ai pu transmettre instantanément le son à une grande distance. Plus tard, le téléphone à ficelle sera surnommé « le téléphone des amoureux ».

Il faudra cependant attendre la Révolution pour qu’apparaisse, avec la création de l’Etat moderne, une structure sociale susceptible de prendre en charge la mise en place d’infrastructures permanentes qui permettront à ce principe de communication rudimentaire de sortir du réseau uniquement galant où l’usage du XVIIIème siècle le cantonnait

 

 

Au début de la Révolution, Claude Chappe (1863-1805), né le jour de Noël  est un jeune physicien sarthois qui a réalisé plusieurs expériences d’électricité[1] dont les comptes rendus sont publiés dans le Journal de Physique.

En 1790, il définit un nouveau projet technique : « mettre le gouvernement révolutionnaire à même de transmettre ses ordres à une grande distance avec le moins de temps possible ».  Il va dans ce but essayer successivement plusieurs solutions : l'électricité, le son... et finalement la vision de signes à l’aide d’une lunette lui apparaît comme le système le plus simple et le plus performant pour parvenir à ses fins. Dans le contexte bouleversé de l'époque, il comprend très vite qu’il aura besoin de l’aide de l’Assemblée nationale pour développer son système de télégraphe optique. Aussi le lui soumet-il plusieurs fois. Approuvée par la Convention, la toute première liaison de télégraphe aérienne est installée entre paris et Lille en 1793. Elle consistait en la transmission de signaux mécaniques répétés d'une tour équipée de bras mobiles en bois dont la position indiquait des lettres de l'alphabet jusqu'à une autre.[2]

La Nouvelle de la restitution de Condé-sur-l’Escaut à la République, le 31 aout 1794 (14 fructidor, an II) est parvenue la veille[3] et Lazare Carnot est lui-même monte à la tribune pour lire la nouvelle historique. Le député Pierre-Joseph Cambon demande que l'on envoie immédiatement par le télégraphe à la ville de Condé son changement de nom en Nord-Libre. Tous les députés approuvent cette décision avec enthousiasme. A 16h59 la station du télégraphe situé au Louvre commence à envoyer cette dépêche vers Lille. A 17h10 elle est reçue puis décodée dans le Chef-lieu du Nord. En quelques minutes, elle vient de parcourir 15 stations et 193 kilomètres. Un cavalier part immédiatement pour Condé-sur-l'Escaut (distant de 58 km), et, après un changement de cheval dans un relais de poste, il arrive à 20h50 à Condé qui est informée qu'elle s'appelle désormais Nord-Libre… Ce décret transformant le nom de la région en Nord-Libre est la première information transmise par télégraphe dans l'histoire. Est-ce un hasard ? Il se trouve que le premier usage de l'invention se fait à des fins militaires. Il le restera longtemps. Chappe eut beau proposer aux politiques trois utilisations civiles de son invention, deux furent refusées (la mise à disposition à des industriels et à des commerçants, le lancement d'une petite gazette télégraphique pour les citoyens). Seule fut retenue la transmission des résultats de la loterie.

Les députés de la Convention comprirent très vite l’intérêt de se rendre à l’argument premier de Chappe qui était, grâce à la télécommunication,  de « gouverner en temps réel ».  Dans le contexte de l'époque,  Chappe, la Convention, le Comité de Salut Public ne virent  finalement dans le dévoppement du télégraphe qu'un instrument de guerre.  Et c’est  à la Défense nationale que le premier instrument de télécommunication[4] dut son existence. définitive L’histoire des télécommunications n’est qu’un vaste bégaiement,  puisque qu’Internet, plus récemment, fut aussi à l'origine  une création de l’armée (américaine, cette fois-ci).

 

a)    Une unité territoriale  

Fort heureusement l’innovation de Chappe s’inscrit dans un contexte idéologique qui dépassait largement les usages militaires et politiques : l’époque de la Révolution fut en effet l’occasion d’un vaste redécoupage administratif du territoire national, lequel jusqu’alors ressemblait plus à une juxtaposition de pays qu’à un espace proprement national. Le but était de venir à bout de ces fameux pays où l'on parlait patois, de ces particularismes locaux, d'effacer tout souvenir d'histoires et de préjuges résultant d'une communauté d'intérêt liée à l'ancienne France et à la monarchie,  en créant des divisions reposant sur une égalité spatiale ou démographique nouvelle et liée à la jeune République. Il s'agissait d'abréger les distances culturelles entre les provinces, Cette entreprise de nivellement de l’espace alla de pair avec l’instauration d’un calendrier républicain ou  révolutionnaire par Favre d’Eglantine, qui fut utilisé de 1793 à 1806 [5], et celle du système décimal dans les poids et les mesures, adopté en 1792 pour « faire disparaître la diversité, l’incohérence et l’inexactitude des poids et mesures qui entravaient sans cesse l’industrie et le commerce ».[6]

La centralisation qui était déjà en cours sous l’Ancien Régime fut aggravée par la liaison nouée sous la Révolution entre la nation française et les valeurs universelles qu’elle prétendit désormais incarnées : Toutes les particularités culturelles ou locales apparaissaient aux hommes de la Révolution comme un obstacle à la création de « l'homme universel et générique » qu'ils appelaient de leurs voeux. Dès lors le télégraphe fut perçu comme un moyen d’inscrire la mosaïque de pays qu’était encore la France de l’Ancien régime dans une cohérence spatiale et idéologique moderne et centralisée. Je cite Lakanal, dans un rapport sur le télégraphe datant de la fin de l’année 1794 : « Il rapproche les distances. Rapide messager de la pensée, il semble rivaliser de vitesse avec elle ». La propagande millénariste pour Internet qui évoquait « le monde comme un village global » et « les autoroutes de la pensée » disait-elle autre chose ?  

Tous ces projets s’inscrivent à l'époque dans l'ambition de créer une langue universelle, ambition développée chez Condorcet qui parle de « découvrir les opérations intellectuelles qui sont à la base de tout raisonnement ». Un rapport est déposé à la Convention en 1795 par le député Delournel : « Ce projet ne recherche pas seulement les fondements communs à toutes les langues. Il est aussi animé par le rêve de retrouver le langage universel perdu dont la restauration assurerait une communication parfaite, vraie base de la transparence et de la communication sociale ». Il faut rappeler aussi qu’à cette époque, les disparités linguistiques sont légions ; alors que le français rayonne sur l’Europe et sur le monde, est la langue internationale, la France parle patois.[7]

 

 

Idéologiquement, la découverte et la mise au point sur tout le réseau national du télégraphe s'inscrivent donc dans une conception globale, un projet  visant à tout unifier : le territoire, le calendrier, la langue, avec cette idée d’où surgira la révolution industrielle et la massification, la standardisation, la taylorisation des productions et des comportements, de fonder un nouvel homme.  "Tout doit être nouveau en France, et nous ne voulons dater que d'aujourd'hui", affirme de manière péremptoire le rapporteur du Comité de Salut Public Barère de Vieuzac. 

L’invention de Chappe est à la fois le produit de cette espérance et l’un des premiers moyens de la réaliser : Le premier message pour Lille avait traversé 193 km à travers 13 stations en seulement 9 minutes. La vitesse de la ligne variait avec le temps, mais la ligne pour Lille transférait habituellement 36 symboles, un message complet, en environ 32 minutes. Durant les cinquante ans, le dispositif français de télégraphie réussit à se doter du réseau le plus long du monde : 534 stations de sémaphores sur près de 5000 kilomètres. A l’image du réseau routier qui commence à se développer de pair avec lui[8] ou, plus tard, ferroviaire, il est construit en étoile à partir de La capitale. Vingt-neuf villes sont en correspondance avec elle.

b)    Une communication d'Etat

La diffusion du télégramme, comme celle du calendrier et du système métrique, relèvait donc d’un concept nouveau promis à un bel avenir :  « la communication d’Etat »,.Dans l'esprit des membres de la Convention, elle devait devenir le propre de la République moderne et éclairée. (On retrouvera la même volonté dans la création par Poincaré, en 1927, du service de radiodiffusion (RDF), rattaché aux PTT, qui deviendra RTF en 1949, ORTF avec la deuxième chaine en 1964, jusqu’en son démantèlement en juillet 1974[9])

L’invention de Chappe arrivait donc à point pour satisfaire cet espoir de cohérence spatiale et lui donner forme : il s’inscrivait dans la rhétorique révolutionnaire (dans une dépêche du Moniteur du 6 janvier 1798, on s’exalte de ce que Strasbourg puisse désormais communiquer avec Paris en 36 minutes) mais possédait aussi une existence symbolique au niveau architectural. On prétendit que « la machine télégraphique allait prendre la place du clocher de la cathédrale ». Ainsi, les travaux scientifiques issus des Lumières étaient-ils censés se substituer aux symboles de la religion ou du pouvoir royal. C'est pourquoi le télégraphe de Chappe put se lire comme une allégorie des temps nouveaux : Il rapproche les distances. Rapide messager de la pensée, il semble rivaliser de vitesse avec elle, souligne Lakanal en 1794 dans son Rapport sur le télégraphe.

 

Durant  cinquante ans, la France réussit à se doter du réseau le plus long du monde : 534 stations de sémaphores sur près de 5000 kilomètres. A l’image du réseau routier ou, plus tard, ferroviaire, il est construit en étoile à partir de La capitale. Vingt-neuf villes se retrouvent  en correspondance avec elle. La première ligne a été Paris-Lille, construite sous la Convention afin de communiquer avec l'armée du Nord. A l'étranger également, le télégraphe aérien se developpe au rythme de l'activité militaire. La Grande-Bretagne installe un réseau de sémaphores pour les besoins de l'Amirauté dans les années 1820. En 1832, la Prusse construit une ligne Berlin-Coblence et la Suède établit une ligne entre Saint-Pétersbourg et Varsovie.

En 1837, un anglais (William Cooke) et un américain (Samuel Morse) mettent au point, chacun de leur côté, les premiers systèmes de télégraphes électriques. Essayés dans la banlieue de Londres dès 1839, les premiers clients sont les chemins de fer, inaugurés en 1825 et qi, de gare en gare, communiquent encore à partir se signaux à la main. Des compagnies privées en assurent la gestion. En 1852, l’Angleterre compte 6500 kilomètres de lignes télégraphiques.

En France, on utilise le Foy-Bréguet, une version électrique du Chappe. Ce n’est qu’en 1867 qu’une libéralisation a lieu et que le télégraphe « anglais » est adopté.

La conférence internationale télégraphique organisée à Rome en 1972 afin de réguler les nouveaux réseaux de la planète ne réunit que 22 membres : Allemagne, Autriche-Hongrie, France, Grande-Bretagne, Indes britanniques, Italie, Russie, Turquie, Espagne, Belgique, Pays-Bas, Indes néerlandaises, Roumanie, Suède, Danemark, Norvège, Suisse, Grèce, Portugal, Serbie, Luxembourg et Perse. Tous ces pays avaient dû adhérer à l’Union télégraphique internationale, première instance de régulation d’un réseau technique au monde créée en 1865.

L’Union Postale, quant à elle, verra le jour à Berne en 1874.

 

L'exploitation du télégraphe optique aura donc duré environ un demi-siècle et recoupé la grande utopie des Lumières de l'Universalité. Cette invention  aura été en grande partie au service de l'état-nation à vocation universelle, puis à celui de ses visées militaires.

 

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[1] Thomas Edison inventeur américain, a fondé l'Edison Electric Light Co en 1878 à New York et il a présenté sa première lampe électrique à incandescence  (avec filaments de carbone), capable de rester  allumée 45 heures l’année suivante. Mais en 1752, Benjamin Franklin démontre que la foudre était due à l'électricité et inventait le paratonnerre pour s'en protéger. Quant à la pile électrique, Alessandro Volta la mit sur pied en 1799, en empilant alternativement des disques de métaux différents (cuivre, zinc) séparés par des disques de feutre imbibés d’acide.

[2] Sa première ligne télégraphique fut installée de Paris à Lille, avec 13 relais intermédiaires, et mise en service vers la mi-juillet 1794.

[3]  Douze mots : « Condé - être - restituée - à - République - reddition - avoir eu lieu - ce - matin - à - six - heures

[4] Mot inventé en 1904 par l'ingénieur des Postes et Télégraphes Édouard Estaunié).

[5] Chaque nom de mois rappelait un aspect du climat français (décembre, nivose, la neige) ou des moments importants de la vie paysanne (septembre, vendémiaire, les vendanges). Chaque mois était découpé en trois décades de dix jours, ce qui permettait de déchristianiser la pays en « abolissant le dimanche » et puis surtout de faire travailler les gens beaucoup plus (un jour de repos en moins)

[6] Dans son fanatisme anti-chrétien, Romme voulait également utiliser le système décimal dans le compte des heures (diviser la journée en décades de 10 heures, et les heures en dixièmes et centièmes), afin d’en finir  avec « une routine superstitieuse ayant transmis des siècles d’ignorance jusqu’à nous ». Cette routine étant le compte de la journée en deux fois 12 heures, chiffre christique par excellence.

[7] CHERVEL, André. Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Paris, Payot, Paris, 1977, 306 p.

[8] « Napoléon va à la même vitesse que Jules César », disait Valéry. En réalité, à partir des années 1780, la vitesse de circulation des personnes a doublé grâce à l’amélioration des routes : 8 jours au lieu de 15 pour rallier Paris de Marseille.

[9] Loi divisant l'ORTF en sept établissements autonomes : Radio France, TF1, Antenne 2, FR3, Télédiffusion de France (TDF), la SFP (Société française de production et de création audiovisuelles), l'INA (Institut national de l'audiovisuel).