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dimanche, 21 mars 2010

L’incertaine équation médiatique en situation de crise

Par Didier Heiderich

Article paru dans les Cahiers de la Sécurité (15/12/2009) sur le thème Les crises collectives au XXIe siècle Quel constat ? Quelles réponses ?. Edité par l'INHES (Institut national des hautes études de sécurité dépendant du Ministère de l'Intérieur)

 

 

AZF, inondations du Gard, attentats du 11 septembre 2001, catastrophe de l’Erika, scènes de guérillas urbaines séditieuses lors des émeutes de 2005, autant de crises qui restent gravées dans nos mémoires individuelles et collectives. La société de l’image ne se limite pas à banaliser les crises. Parce qu’elle est ritualisée, entre rendez-vous médiatiques, flashs, information continue, mais aussi parce que les crises créent des images en rafales, nous assistons à un mode de consommation de la catastrophe qui transcende l’espace de nos vies, modifie la nature même du temps pour le contraindre au rythme d’une actualité sans cesse en mouvement, stimule l’imaginaire. La communication médiatique de crise consiste à répondre à ces instances, à apporter des réponses à l’inexpliqué et parfois l’inexplicable, de participer à une lutte sans merci, image contre image, paradigme contre exemple, peurs contre actions, victimes contre coupables. Cet article a pour objet de traiter de cette intrusion prégnante d’un réel sublimé par l’image qui oblige les acteurs de la crise à s’emparer de cette réalité exaltée qui agit sur l’action jusqu’à parfois la piloter.

Une réalité transcendée

Dallas, le 22 novembre 1963. La limousine décapotable transportant John Fitzgerald Kennedy et son épouse Jacky Bouvier-Kennedy s’engage sur Dealey Plaza. Le couple salut la foule. L’homme de 46 ans s’effondre brutalement touché à la tête par l’un des deux tirs devenus silencieux par la grâce des images d’archives. Jacky Bouvier-Kennedy s’échappe en franchissant à plat ventre l’arrière du véhicule. Ils sont sept, Abraham Zapruder, Orville Nix, Marie Muchmore, Elsie Dorman, Robert Hughes, Tina Towner, Mark Bell ; sept à avoir filmé le cortège dans ces instants. Abraham Zapruder rentrera dans l’histoire pour avoir saisi sur le vif la scène tragique. Ces images font date et même si auparavant la guerre du Vietnam avait déjà fourni son lot d’atrocités filmées par des amateurs, ici il s’agit d’une crise brutale, sur fond de sourire et du ciel bleu texan. Ces images amateurs font le tour du monde, sont reproduites, disséquées voir même autopsiées. Le sociologue Jean Baudrillard évoquait le « degré Xerox » pour décrire la société de l’image formatée, standardisée, normée et reproduite comme autant de photocopies. L’assassinat de Kennedy nous a fait entrer dans une nouvelle ère : l’ère télévisuelle, d’une réalité nouvelle, répétée à l’envie, une réalité plus réelle que le réel car elle substitue l’imaginable par l’image. Nouvelle ère également car chacun peut s’emparer de l’image, déterminer ce qu’elle montre mais également ce qu’elle dissimule, laissant à chacun le soin de dessiner ce qui est hors écran. L’assassinat de Kennedy est l’une des controverses les plus essentielles de l’histoire contemporaine, justement en raison de la captation de l’événement, précisément par ce que chacun a vu les images tragiques. De ce point de vue, c’est un nouveau paradigme culturel de la dramaturgie qui a émergé, celui de la succession des crises qui créé les aspérités, donne du relief au quotidien jusqu’au sentiment de vivre l’événement, parfois suffisamment intensément pour graver une crise lointaine dans le vécu. Il suffit de demander au quidam ce qu’il faisait le 11 septembre 2001 pour s’en rendre compte : chacun ou presque s’en souvient, vous donnera des détails sur ce qu’il était en train d’effectuer lorsqu’il a appris la nouvelle. Le 11 septembre est étrangement un instant de vie pour nombre d’entre-nous. En situation de crise, la pression médiatique s’exerce dans un champ qui demande aux protagonistes de participer au processus qui transcende la réalité. Ainsi, il ne s’agit plus de répondre uniquement aux questions légitimes qui se posent, d’effectuer pour cela du média training – nécessaire mais insuffisant – mais de construire le réel dans et au-delà du cadre imposé par les médias et leurs rites pour atteindre ceux à qui les messages sont destinés.

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Les rites médiatiques

En situation de crise, nous assistons à la dictature du temps, avec l’enchevêtrement de plusieurs temporalités, entre le temps de la gestion de la crise, le temps de la communication vers les différents publics, le temps politique et la tyrannie du temps médiatique. Polymorphe, le temps est contraint, raccourci, rare, insaisissable et donc précieux en situation de crise. Communiquer rapidement, le plus souvent sur un plan technique, vers de multiples acteurs, de façon cohérente est un impératif, car il s’agit d’abord de gérer la crise. Mais pour le public, la première phase d’une crise est émotionnelle, ce dont s’emparent en premier lieu les médias. En corolaire de l’émotion, l’attente à la réponse de la question légitime « que s’est-il passé ? ». Ainsi, entre gestion et émotion, tout se joue. Car la presse s’empare de l’émotion, la ritualise et lui donne corps. Ici l’expression « grande messe du 20 heures » trouve tout son sens. Dans les catastrophes les plus terribles, nous pouvons observer le même rite : ouverture silencieuse sur les images qui expriment la souffrance, gravité du journaliste, solennité du ton. Tout est souvent dit avant qu’un mot ne soit prononcé. L’acteur gestionnaire de la crise ne peut se soustraire à cette émotion qui cristallise tout sur son passage et fige l’instant. Porte-parole, il doit répondre à l’émotion alors que le plus souvent il est en phase de gestion de l’événement, dans un état d’esprit qui diffère de l’incandescence médiatique, souvent en prise avec ses propres peurs. Ainsi, entre émotion et questionnement, les médias effrayent, à juste titre ceux à qui revient le difficile exercice de la prise de parole. Le sentiment qu’éprouvent le plus souvent les porte-paroles est de passer sous les Fourches Caudines de la presse. Certes, il est aujourd’hui courant de préparer – avec plus ou moins de bonheur – les acteurs à s’exprimer face aux médias, parfois avec des mises en scènes savantes, fruits de gourous qui stylisent le spectacle audiovisuel pour obéir aux figures imposées par les médias. Mais trop souvent cette préparation a pour effet de lisser la prestation du porte-parole qui doit prendre en considération mots clés, analogies, gestuelle, voix et retenir la litanie des questions-réponses préparées à l’avance. Il en résulte une mécanisation, voir une « attitude Xerox », copie conforme des prises de parole déjà réalisées par d’autres. In fine, l’émotion normée, contrefaite est la réponse fade à l’émotion sincère soulevée par une crise et sublimée par les images. Ainsi l’émotion doit être sincère et pour l’être - à hauteur de l’événement et des images qui l’accompagnent – elle se doit d’être vraie et visible. Non qu’il s’agisse de céder à l’émotion au risque de perdre la maîtrise de l’événement, mais de la laisser s’exprimer dans le registre du réel, dans son intégrité et malgré tout le respect des oukases de la presse. Trop souvent le manque d’audace ou au contraire l’absence de modestie conduisent à la falsification de l’émotion. Pour Thierry Libaert « il est ainsi surprenant de constater que l’un des principaux moyens utilisés en entreprise pour affronter les crises réside dans le recours à la préparation d’argumentaires et l’organisation de média training de crise pour les principaux porte-parole identifiés. » Surprenante croyance, pourtant répandue dans l’ensemble du corps social, d’imaginer que de simples exercices de prise de parole suffiraient à résoudre tous les problèmes. Surprenante attente, également, du spectacle audiovisuel par un public pour qui une crise existe uniquement par le biais des images qu’elle offre. Il faut donc en situation de crise accepter de participer aux jeux médiatiques, dans l’urgence. Car, comme nous l’avons indiqué, le temps est une ressource rare en situation de crise. Et les journalistes sont des urgentistes qui naviguent en permanence dans ce temps, que l’on imagine dense, mais qui est en réalité éthéré et insaisissable mais balisé par le rite médiatique. Dès l’annonce de la crise, l’AFP s’empare du sujet en quelques mots qui définissent la nature de la crise, France Info suit, puis les autres médias. Chaque média a son heure, ses contraintes de bouclage, inspire à une part d’exclusivité. Ainsi ce temps redessiné par les médias diffère de celui de la crise et encore plus de la gestion de crise qui semble au ralenti dans la précipitation médiatique. Qu’importe, il faut répondre. En crise le silence est un aveu de culpabilité, une chaise vide le signe de l’impuissance. Il faut donc répondre et répondre juste dans les temps imposés. Car au-delà de l’émotion se pose immédiatement la question « que s’est-il passé ? » qui résonne comme une sentence. Dans la plupart des cas, l’imagination folle des crises ne laisse pas entrevoir l’événement dans l’ensemble de ses composantes, l’information manque. Cela signifie que la réponse à la supplique initiale « que s’est-il passé » est rarement déterminée. Pourtant la réponse s’impose et toute erreur compromettra l’avenir. Car même bien pilotée, y compris avec courage – courage, car la réponse à une crise ne peut se satisfaire de la simple application mécanique de méthodes inapplicables en situation dégradée -, une gestion de crise pourra être perçue négativement en cas d’erreur de communication, du non respect des rites et rythmes médiatiques. A ce stade il est utile de préciser qu’inversement, une crise mal gérée ne résiste pas à l’investigation, ni au temps quelque soit la prestation médiatique. Reste encore une autre temporalité liée au rite médiatique qui enserre un peu plus la communication de crise : l’attente d’un message substantiel délivré en quelques secondes. Dans les premiers temps de la crise, les premiers mots et les premières attitudes sont déterminants, il est donc nécessaire de leur donner de la substance.


Substance

Le syncrétisme « transparence – éthique – responsabilité » définit les règles du jeu « communication de crise » dont découlent les stratégies et les postures. Ces règles répondent à une construction sociale de la crise centrée sur ces valeurs consubstantielles et subjectives . Car cette construction est bancale. D’abord, il est nécessaire de se rappeler que les crises sont des révélateurs. Elles révèlent les failles dans les structures, l’étonnante légèreté avec laquelle nombre de sujets sont traités, lorsqu’ils ne sont pas laissés à l’abandon, elles révèlent aussi l’ignorance, en raison même de la complexité et de l’imbrication des systèmes. Les crises sont ainsi surprenantes, sidérantes et effrayantes. Elles dépassent souvent la notion même de possibilités. Elles ouvrent des fenêtres dans l’opacité des organisations, permettant aux organisations de découvrir avec surprise et parfois effroi ce que leur nébuleuse complexité cachait. Ainsi les crises sont transparences et forcément appellent une réponse sur le même registre. Mais les attentes sont ailleurs, car le public sous couvert de transparence, parfois réclamée à grands cris, demande en vérité de la vraisemblance, d’une histoire de la crise qu’il est prêt à accepter à condition qu’elle soit crédible et n’affecte pas leurs croyances. Spinoza l’évoquait déjà en 1670 : « Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu’ils croient vraies tenues pour criminelles. » Ainsi la seule vérité qui compte en situation de crise est une vérité admissible. La communication de crise se doit d’accepter ce contrat moral et normatif. « Tout ce qui est simple est faux, tout ce qui est compliqué est inutile. » Ce postulat de Paul Valery résume l’instance médiatique. Il ne s’agit pas de céder au mensonge ou à la vérité cachée, particulièrement dans la société de l’information dans laquelle rien d’essentiel ne peut rester masquer, y compris dans les pays totalitaires, y compris dans le secret du fond des océans comme ce fut le cas lors de la collision entre deux sous-marins nucléaires français et britannique début février 2009. Il s’agit d’exprimer simplement, en quelques mots, la complexité, avec intégrité, sans rien abandonner au simplisme. Cette expression de la crise est d’autant plus difficile que la crise possède son lot de révélations, de surprises, d’incompréhensions et de peurs qui en résultent. De ce point de vue, le premier auteur de la crise est la crise elle-même. En réponse, dans les premiers instants d’une crise, le message substantiel à délivrer est factuel, emprunt d’empathie et souvent d’aveux de méconnaissance sur de nombreux points qui demandent enquêtes. Rien de plus : l’avenir doit être préservé pour éviter de devoir être contredit par les faits. La tentation courante est de céder à la brutalité de la pression des questions, de répondre là où l’inconnu réside et parfois même de tenter de se disculper et – paradoxe - pour cela d’accepter d’endosser des responsabilités qui n’ont pas lieu d’être. Pour Thierry Libaert, « pas le temps non plus de reconstituer les pièces du puzzle des différentes informations parcellaires que nous recevons et dont la convergence nous échappe souvent. » L’autre danger est d’imaginer l’existence d’une quelconque méthode systématique de construction de la communication de crise qui protégerait les organisations. Car il faut l’accepter : créatrices, les crises imposent un ordre inattendu que nous prenons pour du chaos faute de l’appréhender. Elles ne respectent pas les règles du jeu prédéfinies et la communication de crise doit accepter les règles inédites imposées par la crise. Ces règles imposées par une crise sont faites de contradictions, d’affrontements, d’états superposés, de cohabitations inédites, d’informations vagues, d’urgences, de peurs, d’interpellations, de mises en cause, d’épuisement et de déstabilisation des organisations. Exprimé ainsi, nous pourrions imaginer abandonner l’idée même de gérer les crises. Il n’en demeure pas moins que des points de repères existent.

Repères

Comme nous l’avons souvent évoqué, les crises sont créatrices et transfigurent les organisations. Pour Jean-Claude Ameisen, « l’émergence de la nouveauté procède autant d’un phénomène de déconstruction que d’un phénomène de construction » , il en va de même des crises. L’hypothèse de la méthode appliquée mécaniquement, en gestion et communication de crise, souffre de ce constat, c'est-à-dire que face à la déconstruction, nous tentons d’imposer une construction préfabriquée avec pour notice de montage, la méthode. Il est cependant nécessaire de comprendre que ce n’est pas forcément la méthode qui est à remettre en cause mais la doctrine managériale et technique qui dans sa suffisance voudrait que la méthode est en soi suffisante. Les crises inscrivent les organisations dans des logiques d’affrontement, dans une hétérodoxie qui bouscule les schémas les plus structurés. Affrontement avec la crise, d’abord, avec la part d’inconnu qu’elle imprime et la stupeur qu’elle provoque. Affrontement des incertitudes, évoqué par Edgar Morin qui regrette que seules les certitudes nous soient enseignées et non « l’incertitude fondamentale » . Affrontement avec les publics, ceux que l’on connaît et surtout l’intrusion d’acteurs inattendus. Affrontement avec soi, entre épuisement, effroi et difficulté à décider. Affrontement, enfin avec les médias et la pression qu’ils imposent. Ainsi, la préparation de la communication de crise se doit d’être infrastructurelle et se soustraire au détail pour s’adapter l’instant venu. Elle défini les règles d’organisation – simples - d’alerte et de mobilisation, les lieux et les moyens techniques nécessaires à la communication. Passé l’effet de sidération et les premières déclarations fondées sur les faits, les stratégies se construisent. Il s’agit d’élaborer très rapidement un discours cohérent fondé sur les objectifs de communication : alerter, protéger, contingenter l’espace de la crise pour en limiter les effets, puis reconstruire. Fondation du discours, il s’agit de définir ce que les spécialistes nomment « les idées forces », aux maximum au nombre de trois afin d’en faciliter la compréhension et initier la cohérence. Ces idées forces doivent pouvoir, sauf revirement surprenant, « tenir bon » tout au long de la crise. Nous ne sommes pas à ce stade dans l’élaboration des argumentaires, mais dans la compréhension de ce qu’est la crise (c'est-à-dire d’en donner la définition), et de savoir ce que l’organisation a pour ligne de conduite principale et réelle en réponse à la crise. Une idée force, peut consister en une phrase simple, par exemple « nous sommes mobilisés.» Trois difficultés s’imposent à ce stade. La première est celle de la définition de la crise, avec la traditionnelle confusion entre événement déclencheur et crise, difficulté augmentée par les différences de cultures - et donc de vision - au sein même de l’organisation. Ainsi, lors de la catastrophe de Katrina, il fut demandé aux pompiers du Texas de ne pas alimenter les personnes qui refusaient de quitter leur maison afin de les obliger à le faire, ce qui appartenait à une logique froide et administrative, mais fut « un impossible » pour les hommes dont le métier est de secourir au péril de leur vie. Deuxième difficulté, celle de la responsabilité, car décider d’une idée force demande qu’elle soit en phase, non avec ce que l’on souhaite, mais avec la réalité des actes de l’organisation. En reprenant l’exemple des pompiers texans, nous comprenons les tensions qui existent entre intention et actes. Troisième difficulté, celle de la légitimité, à comprendre « avons-nous autorité pour imposer ces idées forces ? », entre autorité de compétence sur la crise, autorité institutionnelle, autorité de fonction. L’égo de certaines organisations – et de leurs dirigeants - altère la capacité à définir les limites de leur légitimité dans la gestion et la communication de crise. Pour l’illustrer, reprenons une fois de plus les propos de Thierry Libaert « Cette croyance est proche d’une imagination de puissance. La plupart des dirigeants politiques ou industriels se vivent comme étant en crise permanente. Naviguant sans cesse entre d’innombrables crises, ils éprouvent le sentiment d’une capacité naturelle à affronter les crises futures. » La réalité des crises, par exemple, sang contaminé ou encore canicule de 2003, nous a prouvé strictement qu’il s’agit d’une croyance et non d’une capacité innée des dirigeants et de leurs conseillers. Les idées forces, fondées sur la compréhension de la nature d’une crise et de la réalité de sa gestion ne sont par conséquent pas si faciles à définir. Une fois définies et admises par tous, prosaïquement, il est recommandé d’afficher sur un mur de la salle de crise ces idées forces afin de pouvoir en permanence s’y référer. Sur cette base pourra s’adapter le discours et les réactions aux stimuli exogènes, hostiles ou non, et permettre de conserver tout au long de la crise la cohérence du discours. Surtout, les idées forces permettent d’éviter que la communication de crise soit guidée par la controverse jusqu’à la dissonance et en final d’écrire le script d’un feuilleton médiatique qui se prolongera au-delà du nécessaire pour mettre en cause l’organisation et ses dirigeants. Ensuite viennent les mots. Passons rapidement sur la nécessité de s’adresser à un public qui n’a, à priori, aucune connaissance du sujet et donc de bannir le vocabulaire technique et les multiples sigles qui l’accompagnent. Il s’agit de définir, non des mots clés ou « éléments de langage », idée facile à saisir et qui hante les couloirs des conseils en communication, mais des « mots justes », à la hauteur de la crise, de l’émotion soulevée, de la gestion de crise et des incompréhensions. Ainsi, en 2008, la Caisse d’Epargne avouait à demi-mot une perte de 600 millions d’euros en évoquant un « incident », provoquant par cet euphémisme la ruée médiatique. La Société Générale, avec l’affaire Kerviel, n’avait pas fait mieux quelques mois auparavant en multipliant les mots clés « escroc », « fraudeur », « terroriste », « incendiaire » pour qualifier le trader Jérôme Kerviel, avant de céder à l’idiome « transparence. » Arrêtons-nous sur ce vocable « transparence » usé à la corde jusqu’à en perdre tout indice d’honnêteté. Souvent, je m’interroge sur cette impossibilité qu’éprouvent les organisations en crise d’éviter d’évoquer « la transparence », comme si prononcer ce mot suffirait à conjurer une crise. Autre interrogation : un mot, le même, peut-il être servi comme plat principal dans toutes les crises ? Non, alors que les crises ont de l’imagination, les communicants, pourtant compétents, semblent souvent en proie à une torpeur qui leur interdirait de trouver les mots justes, simples, naturels face à l’ultimatum des médias. Pourtant, des contres exemples existent. En 2005, les hypermarchés E.Leclerc se trouvaient dans la tourmente d’une intoxication de steak haché par E. Coli. Michel Edouard Leclerc déclarait « l’état du petit garçon gravement atteint ne s’est pas amélioré. » Simples, empathiques sans être larmoyants, sans « keywords », ces mots sonnaient justes et suffisaient à convaincre de l’appréhension de la crise à son exacte hauteur, de l’engagement et de la transparence du dirigeant. Ainsi, pour trouver les mots justes, il n’est pas forcément utile d’intellectualiser, mais d’accepter aussi de ressentir. Ici réside la force des femmes et hommes de terrain, infirmières, pompiers, médecins, gendarmes qui en prise avec la réalité d’une crise trouvent naturellement les mots justes dans l’environnement sémantique de leur champ de compétence, sans média training normatif (Xerox ?) ou préparation ostensible aisément décryptée par un enfant de 15 ans. Ainsi, en quelques mots, Michel Edouard Leclerc contait une part de l’histoire de la crise. Car la matérialisation de l’événement pour le public passe par un art aussi ancien que l’humanité qui est celui de la narration. Il est curieux à ce propos de constater que cet art ancestral fait l’objet d’un phénomène de mode et ceci depuis qu’il est désigné par le terme anglais « storytelling.» L’idée qui préside dans l’anglicisation de la narration est de l’instrumentaliser. Ce n’est pas tout à fait par hasard, car les médias imposent des formats courts – quelques secondes - avec des instants forts. Comme déjà évoqué, les médias dénaturent la réalité jusqu’à la transfiguration, non seulement pour vendre comme nous le pensons trop souvent, mais pour faire coïncider la réalité avec la multitude de paramètres qui contingentent la presse. Il s’agit donc de raconter l’histoire de la crise et ceci dans des temps très brefs qui varient de 15 secondes à 25 secondes selon le format. Figure imposée, il faut malheureusement céder à l’obligation de réaliser des phrases courtes, claires, simples pour décrire la complexité. Puis de répondre aux questions des journalistes. Dans l’obsession du consultant, se trouve donc la préparation aux questions-réponses (Q&R) que peut poser la presse, exercice indispensable mais qui ne peut contenir tous les possibles inventés par la crise. Puisque cet article n’a pas pour objet d’être un manuel, retenons simplement qu’une seule question est véritablement importante : celle que l’on ne souhaite pas, la question qui effraye, celle qui laisserait entrevoir subitement toutes les failles et déficits, celle qui mettrait en cause l’organisation en crise et ses dirigeants. A cette question, il faudra répondre, avec sincérité ce qui est du ressort du porte-parole. Car l’organisation en crise ou chargée de gérer la crise doit être incarnée. C’est le rôle du porte-parole qui a la lourde charge de représenter à lui seul l’organisation dans la globalité de son histoire, de son présent et de ses futurs possibles. Lourde tâche. Lourde charge car face à l’émotion, face à la vérité des témoignages, face à la puissance des images, face aux défaillances de l’organisation, de la « prestation » de porte-parole dépendra réussite de la communication de crise. Insuffisamment préparé, il bafouille, s’égare, se contredit, reste centré sur ses peurs. Trop préparé, il perd son naturel, ne sait plus quoi faire de ses mains, pense aux mots clés, aux phrases courtes, aux éléments de langage, aux questions réponses, au timbre de sa voix. Trop. Car trop souvent la préparation est le fruit de recettes superficielles « faut, faut pas », jusqu’à entrer en contradiction avec l’objectif de la prestation puisque l’attitude normée désincarne le porte-parole. Dommage. Le media training est généralement confié et à juste titre à des journalistes en activité ou réformés. Ceux-ci savent parfaitement jouer leur rôle dans le questionnement, mais souffrent du défaut qui fait leur qualité : ils arbitrent la prestation dans l’instant mais pas forcément dans la durée. Or, la communication de crise est affaire de temps et une prestation parfois réalisée avec succès peut se retourner contre son auteur, parfois, également, un manque d’assurance peut trahir de la sincérité ou encore un aveu d’impuissance devient preuve d’intégrité. Mais rien de tout ceci ne peut être plus fort que les images. La bataille image contre image est sans merci en situation de crise. La succession d’images de destructions, du feu, de l’altérité possède une puissance inouïe difficile à contrecarrer sauf lorsque le déploiement de moyens pour gérer la crise – véhicules spécialisés, moyens héliportés, hôpitaux de campagne, femmes et hommes au secours de autres – est possible. Mais parfois les crises sont sans image, à l’instar de la crise financière et économique mondiale. Dans ce cas la presse trouvera les moyens de les fabriquer : visages défaits, inquiétude du quidam, véhicules automobiles stockés par milliers sur des parkings indéfinis, enseignes de banques en difficulté. Difficile face à cette possibilité journalistique d’inventer à son tour des images. Ce fut le cas en 2008 lors du déversement accidentel d’une solution uranifère sur le site et dans les rivières avoisinantes de la société Socatri, filiale d'Areva, à Tricastin. L’image d’un commerçant inquiet fait la une. Il ne sait rien de la crise et exprime simplement son inquiétude. Anne Lauvergeon, présidente du directoire d'Areva décide d’opposer à ces images sa présence sur les lieux. Le résultat est catastrophique. Huée à son arrivée, elle salut maladroitement, main levée, les personnes environnantes, sourit également dans un tailleur, uniforme des conseils d’administration . Sa déclaration dans les instants qui suivront va également de soi : « Nous sommes une industrie transparente. » Mais la vraie transparence, ce que montre l’image en cet instant - et que retiendra le public - et celle d’une mise en scène dans laquelle chacun joue son propre rôle, dans une théâtralisation de la communication de crise. Or comme le précise le metteur en scène Daniel Mesguich « le théâtre dit : tout cela n’a pas lieu. » Autrement dit, Anne Lauvergeon n’aura fait que contribuer à un spectacle sans en donner d’autres sens que celui de cette participation et ceci en impliquant l’ensemble du secteur industriel (« Nous sommes une industrie transparente. ») Avait-elle d’autres alternatives ? A vrai dire non. Ici, ce sont les médias qui pilotent la gestion de crise. Cette bataille des images en situation de crise est décidément inégale.

En points de suspension

La communication de crise a évolué ces dernières années pour pénétrer le champ normatif avec son cortège de méthodes, de stratégies et d’exercices. Elle fait face au spectacle audiovisuel, à ses rites et rendez-vous, à une réalité transcendée par les écrans, à l’infernale vitesse de l’information dans une société en demande d’images suffisamment fortes pour imprimer les vies, d’une incandescence qui tranche avec l’aseptisation croissante de l’occident, d’une vérité acceptable pour le corps social. L’exercice normé de la communication de crise trouve ses limites face à l’effroyable imagination des crises, à la tentative de renouer avec une réalité qui pourtant a déjà fait place à une autre. De ce point de vue, la communication de crise telle que les consultants la conçoivent procède en partie d’illusions managériales. Autrement dit, la communication de crise devra encore évoluer pour admettre qu’elle doit se conformer, non pas uniquement à des règles prédéfinies, mais accepter, avec une consciente modestie et intégrité, qu’à chaque fois, tout est à inventer car aucune crise ne ressemble à une autre. Ou alors, ce n’est pas une crise, mais un épisode tragique. Une organisation en crise ne devient pas ce qu’elle est, elle est ce qu’elle devient, ainsi l’équation médiatique en situation de crise s’écrit en points de suspension.

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