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lundi, 14 juin 2010

Sur le bourrage de crâne

Le développement des medias de masse après la première guerre mondiale a vu naître un mouvement de suspicion à leur égard qui, dans tous les pays, a pris des formes variées. L’idée partout récurrente étant que la diffusion de l’information par les médias de masse pouvait avoir une fonction d’embrigadement des foules, de conditionnement des individus, de propagande idéologique.

La presse française, soumise aux Etats-Majors, a été dénoncée dès 1915 par des pacifistes ou des poilus qui ont fondé des journaux pour dénoncer « le bourrage de crâne » : Le Canard Enchaîné fondé en septembre 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal, et le Crapouillot de Jean Galtier Boissière, fondé en août 1916. Voici ce qu’il en dit dans ses Mémoires :

« La plupart des journaux du front se donnaient pour mission de distraire les poilus d’un régiment ; la rédaction et l’illustration étaient du cru et exprimaient l’esprit particulier d’une unité en faisant un sort aux bons mots du colonel et aux facéties du capitaine adjudant-major. Lorsque je fondai Le Crapouillot, mon dessein fut autre ; ma feuille poilue eut tout de suite une tendance marquée au débourrage de crâne, en réponse aux rodomontades des journaux de l’arrière qui exaspéraient les hommes de première ligne ; de plus, elle entendait s’adresser aussi bien aux immobilisés de l’arrière qu’aux soldats et était décidée à chercher ses collaborateurs non point seulement dans le cadre du régiment, mais parmi tous les écrivains ou artistes combattants afin de donner, en face de la convention et du mensonge, une image réaliste et authentique de la guerre. »

Voici un extrait d’une des chroniques de Jean Galtier-Boissière, Quand la Grande Muette parlera, qui met en lumière le divorce entre l’événement vécu par les soldats et la communication qui en est faite à l’arrière :

« Et tandis que les bonshommes, couverts de boue, éclaboussés de sang, gravissent péniblement leur indescriptible calvaire, la « grande guerre » à l’arrière est traduite en livres, en articles, en dessins, en films, en chansons. Une horde d’industriels de la pensée et de l’image se sont jetés sur la grande catastrophe comme des mouches sur une charogne. A de rares exceptions près, ceux qui font la guerre ne sont pas ceux qui la racontent. A l’arrière, chaque profiteur a son filon, sa boutique, où il détaille, à tant la  ligne, le dessin où la scène, l’héroïsme des autres ; et les civils ne peuvent apercevoir le grand drame qu’à travers les verres de couleur de ces charlatans qui vivent de la guerre, tandis que les autres en meurent.

Au cinéma, le permissionnaire contemple avec stupéfaction des sections de figurants enthousiastes, qui franchissent de terribles barrages de pétards à un sou et montrent aux gogos de l’arrière comment on meurt sur le front, le sourire aux lèvres et la main sur le cœur, tandis que l’orchestre susurre La Valse Bleue. Dans les beuglants, de faux poilus affirment, convaincus, qu’il ne faut pas s’en faire et qu’ils ne passeront pas, tandis que les dondons aux florissants appas célèbrent l’éternelle bonne humeur des « chers poilus » en exhibant leurs mollets pour faire tenir jusqu’aux bouts les vieux messieurs de l’orchestre.

Les feuilles humoristiques perpétuent la légende du poilu rigolo et s’acharnent sur les lâches Boches qui ne s’interrompent de couper les mains des petites filles que pour lever les leurs en l’air. Quant aux grands journaux dits d’information, leurs colonnes sont bourrées d’enthousiastes récits de combat et de ces ineptes bons mots de poilus, composés à la grosse par des spécialistes qui adis faisaient pour le même prix les mots de Forain ou de Tristan Bernard.

Mais ce qui déconcerte le plus les soldats, c’est de voir que l’élite des intellectuels n’a pas su s’élever au-dessus du patriotisme de cinéma et fait chorus avec les vils professionnels du bourrage de crâne. »

Mémoires d’un Parisien, I, La table ronde, 1960

 

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sur ce site, photos de guerre 14-18

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