Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 21 mars 2010

L’incertaine équation médiatique en situation de crise

Par Didier Heiderich

Article paru dans les Cahiers de la Sécurité (15/12/2009) sur le thème Les crises collectives au XXIe siècle Quel constat ? Quelles réponses ?. Edité par l'INHES (Institut national des hautes études de sécurité dépendant du Ministère de l'Intérieur)

 

 

AZF, inondations du Gard, attentats du 11 septembre 2001, catastrophe de l’Erika, scènes de guérillas urbaines séditieuses lors des émeutes de 2005, autant de crises qui restent gravées dans nos mémoires individuelles et collectives. La société de l’image ne se limite pas à banaliser les crises. Parce qu’elle est ritualisée, entre rendez-vous médiatiques, flashs, information continue, mais aussi parce que les crises créent des images en rafales, nous assistons à un mode de consommation de la catastrophe qui transcende l’espace de nos vies, modifie la nature même du temps pour le contraindre au rythme d’une actualité sans cesse en mouvement, stimule l’imaginaire. La communication médiatique de crise consiste à répondre à ces instances, à apporter des réponses à l’inexpliqué et parfois l’inexplicable, de participer à une lutte sans merci, image contre image, paradigme contre exemple, peurs contre actions, victimes contre coupables. Cet article a pour objet de traiter de cette intrusion prégnante d’un réel sublimé par l’image qui oblige les acteurs de la crise à s’emparer de cette réalité exaltée qui agit sur l’action jusqu’à parfois la piloter.

Une réalité transcendée

Dallas, le 22 novembre 1963. La limousine décapotable transportant John Fitzgerald Kennedy et son épouse Jacky Bouvier-Kennedy s’engage sur Dealey Plaza. Le couple salut la foule. L’homme de 46 ans s’effondre brutalement touché à la tête par l’un des deux tirs devenus silencieux par la grâce des images d’archives. Jacky Bouvier-Kennedy s’échappe en franchissant à plat ventre l’arrière du véhicule. Ils sont sept, Abraham Zapruder, Orville Nix, Marie Muchmore, Elsie Dorman, Robert Hughes, Tina Towner, Mark Bell ; sept à avoir filmé le cortège dans ces instants. Abraham Zapruder rentrera dans l’histoire pour avoir saisi sur le vif la scène tragique. Ces images font date et même si auparavant la guerre du Vietnam avait déjà fourni son lot d’atrocités filmées par des amateurs, ici il s’agit d’une crise brutale, sur fond de sourire et du ciel bleu texan. Ces images amateurs font le tour du monde, sont reproduites, disséquées voir même autopsiées. Le sociologue Jean Baudrillard évoquait le « degré Xerox » pour décrire la société de l’image formatée, standardisée, normée et reproduite comme autant de photocopies. L’assassinat de Kennedy nous a fait entrer dans une nouvelle ère : l’ère télévisuelle, d’une réalité nouvelle, répétée à l’envie, une réalité plus réelle que le réel car elle substitue l’imaginable par l’image. Nouvelle ère également car chacun peut s’emparer de l’image, déterminer ce qu’elle montre mais également ce qu’elle dissimule, laissant à chacun le soin de dessiner ce qui est hors écran. L’assassinat de Kennedy est l’une des controverses les plus essentielles de l’histoire contemporaine, justement en raison de la captation de l’événement, précisément par ce que chacun a vu les images tragiques. De ce point de vue, c’est un nouveau paradigme culturel de la dramaturgie qui a émergé, celui de la succession des crises qui créé les aspérités, donne du relief au quotidien jusqu’au sentiment de vivre l’événement, parfois suffisamment intensément pour graver une crise lointaine dans le vécu. Il suffit de demander au quidam ce qu’il faisait le 11 septembre 2001 pour s’en rendre compte : chacun ou presque s’en souvient, vous donnera des détails sur ce qu’il était en train d’effectuer lorsqu’il a appris la nouvelle. Le 11 septembre est étrangement un instant de vie pour nombre d’entre-nous. En situation de crise, la pression médiatique s’exerce dans un champ qui demande aux protagonistes de participer au processus qui transcende la réalité. Ainsi, il ne s’agit plus de répondre uniquement aux questions légitimes qui se posent, d’effectuer pour cela du média training – nécessaire mais insuffisant – mais de construire le réel dans et au-delà du cadre imposé par les médias et leurs rites pour atteindre ceux à qui les messages sont destinés.

jfk2.jpg

Les rites médiatiques

En situation de crise, nous assistons à la dictature du temps, avec l’enchevêtrement de plusieurs temporalités, entre le temps de la gestion de la crise, le temps de la communication vers les différents publics, le temps politique et la tyrannie du temps médiatique. Polymorphe, le temps est contraint, raccourci, rare, insaisissable et donc précieux en situation de crise. Communiquer rapidement, le plus souvent sur un plan technique, vers de multiples acteurs, de façon cohérente est un impératif, car il s’agit d’abord de gérer la crise. Mais pour le public, la première phase d’une crise est émotionnelle, ce dont s’emparent en premier lieu les médias. En corolaire de l’émotion, l’attente à la réponse de la question légitime « que s’est-il passé ? ». Ainsi, entre gestion et émotion, tout se joue. Car la presse s’empare de l’émotion, la ritualise et lui donne corps. Ici l’expression « grande messe du 20 heures » trouve tout son sens. Dans les catastrophes les plus terribles, nous pouvons observer le même rite : ouverture silencieuse sur les images qui expriment la souffrance, gravité du journaliste, solennité du ton. Tout est souvent dit avant qu’un mot ne soit prononcé. L’acteur gestionnaire de la crise ne peut se soustraire à cette émotion qui cristallise tout sur son passage et fige l’instant. Porte-parole, il doit répondre à l’émotion alors que le plus souvent il est en phase de gestion de l’événement, dans un état d’esprit qui diffère de l’incandescence médiatique, souvent en prise avec ses propres peurs. Ainsi, entre émotion et questionnement, les médias effrayent, à juste titre ceux à qui revient le difficile exercice de la prise de parole. Le sentiment qu’éprouvent le plus souvent les porte-paroles est de passer sous les Fourches Caudines de la presse. Certes, il est aujourd’hui courant de préparer – avec plus ou moins de bonheur – les acteurs à s’exprimer face aux médias, parfois avec des mises en scènes savantes, fruits de gourous qui stylisent le spectacle audiovisuel pour obéir aux figures imposées par les médias. Mais trop souvent cette préparation a pour effet de lisser la prestation du porte-parole qui doit prendre en considération mots clés, analogies, gestuelle, voix et retenir la litanie des questions-réponses préparées à l’avance. Il en résulte une mécanisation, voir une « attitude Xerox », copie conforme des prises de parole déjà réalisées par d’autres. In fine, l’émotion normée, contrefaite est la réponse fade à l’émotion sincère soulevée par une crise et sublimée par les images. Ainsi l’émotion doit être sincère et pour l’être - à hauteur de l’événement et des images qui l’accompagnent – elle se doit d’être vraie et visible. Non qu’il s’agisse de céder à l’émotion au risque de perdre la maîtrise de l’événement, mais de la laisser s’exprimer dans le registre du réel, dans son intégrité et malgré tout le respect des oukases de la presse. Trop souvent le manque d’audace ou au contraire l’absence de modestie conduisent à la falsification de l’émotion. Pour Thierry Libaert « il est ainsi surprenant de constater que l’un des principaux moyens utilisés en entreprise pour affronter les crises réside dans le recours à la préparation d’argumentaires et l’organisation de média training de crise pour les principaux porte-parole identifiés. » Surprenante croyance, pourtant répandue dans l’ensemble du corps social, d’imaginer que de simples exercices de prise de parole suffiraient à résoudre tous les problèmes. Surprenante attente, également, du spectacle audiovisuel par un public pour qui une crise existe uniquement par le biais des images qu’elle offre. Il faut donc en situation de crise accepter de participer aux jeux médiatiques, dans l’urgence. Car, comme nous l’avons indiqué, le temps est une ressource rare en situation de crise. Et les journalistes sont des urgentistes qui naviguent en permanence dans ce temps, que l’on imagine dense, mais qui est en réalité éthéré et insaisissable mais balisé par le rite médiatique. Dès l’annonce de la crise, l’AFP s’empare du sujet en quelques mots qui définissent la nature de la crise, France Info suit, puis les autres médias. Chaque média a son heure, ses contraintes de bouclage, inspire à une part d’exclusivité. Ainsi ce temps redessiné par les médias diffère de celui de la crise et encore plus de la gestion de crise qui semble au ralenti dans la précipitation médiatique. Qu’importe, il faut répondre. En crise le silence est un aveu de culpabilité, une chaise vide le signe de l’impuissance. Il faut donc répondre et répondre juste dans les temps imposés. Car au-delà de l’émotion se pose immédiatement la question « que s’est-il passé ? » qui résonne comme une sentence. Dans la plupart des cas, l’imagination folle des crises ne laisse pas entrevoir l’événement dans l’ensemble de ses composantes, l’information manque. Cela signifie que la réponse à la supplique initiale « que s’est-il passé » est rarement déterminée. Pourtant la réponse s’impose et toute erreur compromettra l’avenir. Car même bien pilotée, y compris avec courage – courage, car la réponse à une crise ne peut se satisfaire de la simple application mécanique de méthodes inapplicables en situation dégradée -, une gestion de crise pourra être perçue négativement en cas d’erreur de communication, du non respect des rites et rythmes médiatiques. A ce stade il est utile de préciser qu’inversement, une crise mal gérée ne résiste pas à l’investigation, ni au temps quelque soit la prestation médiatique. Reste encore une autre temporalité liée au rite médiatique qui enserre un peu plus la communication de crise : l’attente d’un message substantiel délivré en quelques secondes. Dans les premiers temps de la crise, les premiers mots et les premières attitudes sont déterminants, il est donc nécessaire de leur donner de la substance.

Lire la suite